lundi, 16 mars 2015
Quand la pub nous vole notre attention
La semaine dernière, je suis allé donner une formation sur l’apprentissage et la mémoire dans l’est de Montréal. Je me déplace habituellement toujours à vélo, mais la distance étant assez grande, je m’y suis rendu en transport en commun. Durant mon trajet en métro, puis en autobus, j’ai été frappé par l’omniprésence de la publicité. Partout où mon regard se portait, sur les murs dans les tunnels du métro, dans les wagons, sur les tableaux d’affichage électronique ou sur les télés de certaines stations, il tombait sur une pub. Et ce n’était pas mieux à l’intérieur de l’autobus ou même ce qu’on voyait à l’extérieur par les fenêtres, la rue Sherbrooke à cette hauteur ressemblant à tous les boulevards de banlieue, avec ses « billboards » géants, ses concessionnaires d’autos et ses McDos.
Deux jours après, je tombe par hasard sur un article de Matthew B. Crawford intitulé « The Cost of Paying Attention » (1er lien ci-bas) et qui analyse justement ce phénomène de l’envahissement de l’espace public par la publicité. Il y rappelle d’abord que l’attention est une ressource cognitive limitée et montre comment les compagnies privées se livrent une véritable guerre pour s’approprier notre « temps de cerveau disponible ». Ce faisant, leurs produits envahissent l’espace publique, rendant de plus en plus difficile le contrôle « top down » de notre pensée versus ces constantes stimulations « bottom up » aliénantes. On perd alors, selon Crawford, quelque chose de vital : “Comme l’air pur nous est nécessaire pour respirer, le silence rend possible la pensée”.
Certes, il n’est pas impossible de réfléchir en métro, mais on le fait souvent au prix d’une profondeur moindre de la pensée dont les sollicitations extérieures ou de nos propre appendices électroniques viennent constamment interrompre l’exploration. Car la relative oasis de tranquillité que nous offre notre musique préférée quand on met nos écouteurs pour tenter de soustraire son attention à l’agressivité des slogans publicitaires a elle aussi son « effet secondaire » en rendant alors bien difficile la socialisation.
C’est ainsi que les possibilités de rencontres ou d’échanges spontanés avec autrui sont réduites, celles-ci nécessitant un minimum d’attention. Ajoutez à cette pollution visuelle le bruit des voitures en ville, et vous avez des conditions particulièrement hostiles que l’on tente de rendre supportables en s’enfermant dans nos bulles musicales. C’est ainsi que l’espace publique est devenu le terrain de jeu d’un système capitaliste qui, non content de menacer notre santé physique en profitant de lois qui le protègent même au dépend de notre droit à une alimentation saine, vient coloniser nos cerveaux de plus en plus loin dans l’espace public, affectant du coup notre équilibre mental.
Car je me souviens du calme intérieur ressenti soudain après avoir quitté le bus et m’être engagé à pied dans une petite rue résidentielle vers l’endroit où je devais donner ma formation. De grands arbres, des maisons, de la neige, et une corneille dont le cri annonçant le printemps ponctuait ce calme retrouvé. Je me suis alors rappelé cette étude classique publiée dans la revue Science en 1984 par Roger Ulrich qui montrait que le temps de récupération après une chirurgie était moins long pour les patients qui voyaient des arbres de leur fenêtre d’hôpital par rapport à ceux qui voyaient un mur de brique (voir le 2e lien ci-bas). Ou encore celle, plus récente, rapportant l’effet calmant des plans d’eau (3e lien ci-bas).
Crawford, lui, décrit la sensation de bien-être qui l’envahit après quelques minutes après être entré dans un lounge insonorisé d’un aéroport, où l’ambiance feutrée est dénuée de toute couleur publicitaire criarde. Un rare endroit épargné par la pub, mais où il faut évidemment payer pour entrer. Et pour croiser, note-t-il avec ironie, des gens fortunés dont les entreprises considèrent votre attention comme une ressource à exploiter.
J’avais intitulé la présentation dont je parlais plus haut « Qu’est-ce que les neurosciences ont à dire sur la mémoire et l’apprentissage ? ». Je crois comme plusieurs qu’il est plus que temps d’élargir cette question et de se demander ce que les sciences cognitives en général ont à dire des phénomènes envahissants comme la publicité. Et comme le laisse entrevoir ce billet, cela risque de ressembler à une charge contre la marchandisation du monde et son effet appauvrissant sur l’expérience humaine.
Car le phénomène ne semble pas vouloir s’estomper, loin de là, si l’on se fie au dernier lien ci-bas intitulé « De la pub partout et tout le temps : Google vous décrit l’enfer », qui se termine sur cette sombre perspective : « La tendance est maintenant de payer sa tranquillité : vous ne voulez plus de pub, dépensez pour un service premium ou tournez-vous vers des services payants qui ne sont pas dépendant de ce système. Échapper aux sirènes de la consommation aura donc un prix, laissant désarmés ceux qui n’en ont pas les moyens. » La liberté de pensée comme un service « premium ». Ça laisse pour le moins perplexe…
The Cost of Paying Attention
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De la pub partout et tout le temps : Google vous décrit l’enfer
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