lundi, 8 décembre 2014
De l’excitabilité membranaire à la conscience subjective
Quand les gens me disent qu’ils aimeraient mieux comprendre comment fonctionne leur cerveau, j’ai tendance à leur répondre, un tantinet provocateur, qu’il serait peut-être préférable de commencer par se demander à quoi il sert. Pas ses fonctions « proximales » comme penser, parler, comprendre, rire, pleurer, faire du vélo, de la philosophie et être en même temps conscient de tout cela. Non. Car ici, la réponse n’est guère éclairante : le cerveau sert à tout! Tout ce que l’on fait, y compris dormir ou être dans la lune, implique une activité cérébrale coordonnée.
Mais je parle de sa fonction « distale » ou ultime. Autrement dit, évolutivement parlant, comment et surtout pourquoi sont apparus les premiers systèmes nerveux ? Je rappelle alors souvent cette phrase clin d’œil d’Henri Laborit qui avait déjà saisi l’essentiel de la question au milieu du XXe siècle : « La seule raison d’être d’un être, c’est d’être, c’est-à-dire de maintenir sa structure. ». Pour cela, les deux grands règnes du vivant, les plantes et les animaux, ont développé deux voies bien différentes.
Les plantes ont des cellules peu excitables capables d’utiliser directement les photons solaires grâce à la molécule de chlorophylle et au processus de photosynthèse. Elles n’ont donc qu’à se planter au soleil (littéralement !) et peuvent ainsi construire et maintenir leur structure avec du gaz carbonique de l’atmosphère et de l’eau de la terre.
Mais les animaux (et donc les humains) n’ont pas cette capacité et sont obligés de se déplacer dans leur environnement pour trouver les ressources nécessaires au maintien de leur structure. D’où la nécessité de percevoir leur environnement et d’agir sur celui-ci. C’est donc cette boucle perception-action qui est fondatrice de tous les systèmes nerveux, du mollusque le plus primitif au cerveau humain, toujours construit sur ce modèle général, bien que ce soit les régions associatives (ni sensorielles, ni motrices) qui dominent largement son cortex cérébral (cortex qui constitue 80% du poids de notre cerveau). Bref, l’humain peut se « détacher » des contingences sensorimotrices pour contrôler, inhiber ou planifier des comportements complexes, mais en bout de ligne il doit comme tout animal percevoir l’emplacement du frigo et s’y déplacer pour se faire un sandwich…
Tout cela est fondamental à considérer pour comprendre par la suite comment de vastes réseaux de cellules excitables, les neurones, vont coordonner leur activité, souvent en la synchronisant, pour générer les comportements humains complexes, y compris la conscience subjective. Celle-ci intrigue et fascine avec raison et l’on utilise souvent le terme de « sentience », en français comme en anglais, pour désigner cette capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir des expériences vécues.
C’est ce qu’on appelle aussi « qualia » en philosophie de l’esprit. Et c’est la sentience qui est centrale en éthique animale (voir le 2e lien ci-bas). En effet, tout animal est un être « sentient » dans la mesure où ce qui lui arrive lui importe : il a intérêts à éviter la souffrance et à rechercher le bien-être, c’est-à-dire l’équilibre biologique.
Or c’est la perturbation dans les premières cellules animales de cet équilibre biologique fragile au niveau biochimique qui serait, pour Norman D. Cook, Gil B. Carvalho et Antonio Damasio, l’événement premier à partir duquel toute sentience subséquente dans le règne animal se serait construite, y compris la conscience subjective humaine.
Et quelle serait cette perturbation qui alerte en quelque sorte la cellule qu’il se passe « quelque chose » qui la concerne dans l’environnement ? Des petits ions positifs, essentiellement de sodium (Na+) et de calcium (Ca2+) qui entrent massivement dans la cellule… En d’autres termes, le mécanisme qui sous-tend ce qu’on appelle le potentiel d’action, c’est-à-dire l’influx nerveux qui parcourt nos neurones et leur permet de communiquer rapidement les uns avec les autres. Et ce que l’article de Damasio et de ses collègues, intitulé « From membrane excitability to metazoan psychology » et publié dans l’édition de ce mois-ci de Trends in Neurosciences, amène de fort intéressant, c’est la caractérisation d’un événement « premier » à partir duquel se construirait toute sentience subséquente dans la psychologie animale jusqu’à la conscience humaine!
Les auteurs rappellent que l’environnement favorable pour les réactions biochimiques qui s’auto-entretiennent dans un espace fermé par une membrane cellulaire (ce que Maturana et Varela appelle l’autopoïèse) est optimal dans un milieu légèrement alcalin, donc globalement chargé négativement. Par conséquent, une intrusion massive d’ions sodium ou calcium, abondants dans le milieu marin à l’origine de la vie, a pu être un premier signal direct indiquant à l’intérieur de la cellule que quelque chose se passe à l’extérieur. Par exemple un prédateur qui a commencé à abimer la membrane, provoquant une entrée d’ions positifs, et qui nécessite un mouvement pour s’éloigner du danger.
Une bonne partie de l’article s’emploie ensuite à montrer que tant du côté des cellules sensorielles, des neurones associatifs ou moteur que des fibres musculaires, c’est toujours l’entrée de sodium et de calcium qui engendre les influx nerveux, la libération de neurotransmetteurs et les potentiels excitateurs dans les systèmes nerveux. Et c’est l’une des raisons, selon eux, pour laquelle l’intelligence artificielle, implémentée sur des circuits électroniques où ce sont des électrons qui circulent, ne peut avoir de sentience dans le sens où nous l’entendons pour les animaux. Car ces microprossessurs, bien qu’ils traitent les inputs et produisent des outputs souvent de façon semblable aux humains, n’ont pas cette préoccupation intrinsèque pour leur survie associée ici à l’entrée de charges positives dans les cellules nerveuses.
Une vision des choses qui rejoint assez bien la thèse de la continuité entre la vie et la cognition, cette idée que la cognition au sens large est apparue avec les toutes premières cellules vivantes, comme l’expose par exemple Evan Thompson dans son ouvrage Mind in life.
From membrane excitability to metazoan psychology (malheureusement payant si vous n’êtes pas abonné.e à la revue, mais j’en ai une copie en .pdf…)
ZooPop : Questions d’éthique animale
Au coeur de la mémoire, Dormir, rêver..., Le bricolage de l'évolution | 2 commentaires »
Bonjour, je viens de découvrir votre site et c’est réellement une joie de pouvoir lire des article aussi clair et accessible.
Je voudrais revenir sur le point final de l’article :
« Et c’est l’une des raisons, selon eux, pour laquelle l’intelligence artificielle, implémentée sur des circuits électroniques où ce sont des électrons qui circulent, ne peut avoir de sentience où nous l’entendons pour les animaux. Car ces microprossessurs, bien qu’ils traitent les inputs et produisent des outputs souvent de façon semblable aux humains, n’ont pas cette préoccupation intrinsèque pour leur survie associée ici à l’entrée de charges positives dans les cellules nerveuses. »
Est dans le cas où on introduirait une forme de « compétition » entre des entités « artificiel » ?
Merci pour vos bons mots. Pour ce qui est de votre question, je ne puis y répondre n’étant pas du tout un spécialiste de la question. Mais il me semble néanmoins que cette compétition n’introduirait en rien l’idée mise de l’avant par les auteurs de « déséquilibre » ou de « menace pour la survie » associée à l’entrée de cations dans une cellule. Idée qui, pour eux, semble avoir un caractère essentiel pour la sentience.