lundi, 17 mai 2021
Un arbre généalogique de nos comportements et des structures cérébrales associées (suite et fin)
J’avais commencé la semaine dernière à vous résumer l’article Resynthesizing behavior through phylogenetic refinement de Paul Cisek publié en 2019. Cet article m’a beaucoup éclairé sur la façon dont nos différentes structures cérébrales ont pu se mettre en place des premiers animaux multicellulaires jusqu’à nous, générant progressivement, à partir de comportements de base pour la survie, des comportements de plus en plus élaborés. Comme Cisek, je pense que c’est de là qu’il faut partir pour espérer un jour mieux comprendre les comportements de haut niveau chez l’humain. Car comme je le dis souvent en boutade, on n’a pas évolué pour pourvoir jouer aux échecs. On a évolué pour pouvoir trouver de la bouffe et des partenaires pour se reproduire en se déplaçant sans se casser la gueule ! Parce qu’essayer de comprendre nos processus cognitifs de haut niveau sans perspective évolutive, c’est un peu comme mettre la charrue devant les bœufs, ça ne fonctionne pas très bien…
Continuons donc de suivre l’apparition de nos grandes structures cérébrales et des comportements associés. On avait vu avec l’avènement des premiers vertébrés que la prise en charge de l’exploitation des ressources pour maintenir l’état d’équilibre intérieur de l’organisme allait être assumée par ce qu’on appelle aujourd’hui l’hypothalamus. Et que l’exploration de l’environnement pour trouver ces ressources allait être assurée par le tronc cérébral et la moelle épinière auxquels allait bientôt s’ajouter le mésencéphale. Une étape importante qui va survenir par la suite, c’est lorsque que des neurones de la partie rostrale du tube neural vont se distinguer de l’hypothalamus primitif pour donner naissance au système olfactif et à un télencéphale primitif.
Le télencéphale, particulièrement développé chez les mammifères et les primates, désigne couramment les deux hémisphères cérébraux avec les structures sous-corticales associées. Durant le développement, il apparaît lorsque le prosencéphale, le renflement le plus rostral des trois qui constituent alors notre cerveau, se subdivise en deux, la partie la plus rostrale des deux donnant le télencéphale et l’autre le diencéphale. Mais pour en revenir au système olfactif, jusqu’ici, les animaux évaluaient les nutriments de l’environnement en les mangeant. Maintenant, ils peuvent les évaluer à distance, par les molécules qu’elles émettent, par leur odeur. Cela va donc aider grandement l’animal à savoir dans quelle direction aller. Et donc ça ajoute un système de plus pour biaiser ou orienter les comportements.
Car le télencéphale primitif permet à nos différentes boucles sensorimotrices de se mettre en place de sorte que tous ces systèmes vont œuvrer en parallèle pour influencer nos comportements. Parce que t’as aussi, dès les premiers vertébrés, un petit thalamus qui commence à se développer dans ce qui deviendra plus tard plus clairement le diencéphale en incluant la forme moderne de l’hypothalamus. Mais pour aller vite, disons que toutes nos boucles sensorimotrices sauf l’olfaction vont passer par le thalamus pour atteindre le télencéphale primitif. Et que du télencéphale vont partir des efférences motrices qui vont descendre vers le mésencéphale où se trouvent les circuits de l’approche et de l’évitement, et aussi vers le tronc cérébral et la moelle épinière où se trouvent les circuits qui contrôlent la locomotion.
Arrive ensuite un moment où ce télencéphale primitif va finir par se différencier en pallium et en sous-pallium. Le pallium va être à l’origine de comportements influencés par ces odeurs, tandis que les sous-pallium va aider choisir parmi ces comportements en fonction des récompenses anticipées. C’est ce sous-pallium qui va éventuellement devenir nos noyaux gris centraux, ou ganglions de la base, qui contribuent encore chez l’humain à déclencher tel ou tel comportement. C’est d’ailleurs ces structures cérébrales qui souffrent d’un manque de dopamine chez les gens atteints de la maladie de Parkinson.
Si on revient au pallium maintenant, on va voir émerger une distinction entre la région médiane et ventrale pour mieux prendre en charge les exigences de l’exploration et celle de l’exploitation locale des ressources. Car à mesure que le système nerveux se complexifie, on assiste à une prise en charge plus détaillée et plus riche de ces comportements. En l’occurrence ici, la région médiane va se spécialiser pour l’exploration, et la région ventrale dans l’exploitation. Cette dernière va guider les comportements d’approche appétitifs à partir d’indices olfactifs et visuels et va devenir dans le cerveau des primates le bulbe olfactif, l’insula et le cortex piriforme. Quant au pallium médian, il va aussi utiliser les indices olfactifs et visuels disponibles mais il va s’en servir pour la navigation dans l’environnement. Cela va devenir une structure importante pour la mémoire spatiale chez le rat, et plus tard pour la mémoire déclarative chez l’humain : l’hippocampe. D’ailleurs, la position de l’hippocampe est demeurée très médiane dans le cortex temporal des primates. On en parle aussi comme étant du « vieux cortex » parce que comme on vient de voir, il est apparu avant le reste du « néocortex ».
Une autre structure importante, le cervelet, va se développer à partir d’une excroissance au niveau du tronc cérébral des premiers poissons entre 500 et 450 millions d’année pour recevoir des afférences sensorielles et contribuer à l’équilibre d’abord, puis à la régulation motrice. Mais le cervelet va aussi prendre une grande importance chez les primates dans de nombreux phénomènes cognitifs.
D’autres innovations vont suivre avec l’apparition des premiers vertébrés terrestre il y a environ 400 millions d’années. Au niveau du corps, la vessie natatoire va se transformer en poumons et les nageoires vont devenir des pattes. Cela va donc amener le développement de nouveaux circuits nerveux pour contrôler non seulement la locomotion terrestre mais aussi toutes sortes de nouvelles opportunités qu’offre la vie terrestre, au niveau de la vision notamment. Et c’est là que la région dorsale du pallium va se mettre à se développer pour devenir éventuellement le cortex cérébral chez les mammifères. Mais durant son évolution, les différentes boucles qui opèrent en parallèle, que ce soit les boucles sensorimotrices ancestrales ou les premières boucles de rétroaction avec les noyaux gris centraux et le cervelet vont demeurer, même si elles vont forcément se réorganiser et se complexifier à mesure que le cortex va prendre de l’expansion.
Avec l’apparition des premiers mammifères il y a environ 300 millions d’années, on va par exemple pouvoir distinguer dans le néocortex une région dorsomédiane d’une région ventrolatérale. La première va être organisée topographiquement en fonction du monde extérieur. Elle contient différents groupes de neurones capables de déclencher des comportements simples propres à une espèce, comme des mouvements pour se défendre, pour saisir, mâcher et même porter de la nourriture à sa bouche avec la main pour les primates. Au début c’était sans doute un répertoire assez restreint de boucles sensorimotrices capables de déclencher des comportements spécifiques pour attraper ou ingérer de la nourriture. Mais le cortex dorsomédian, qui va devenir chez les primates les régions prémotrices, motrices, sensorimotrices, le cortex cingulaire, pariétal ou la région dorsolatéral du cortex préfrontal, va pouvoir générer des « action maps », comme on les appelle en anglais, de plus en plus complexes, comme saisir des objets avec la main, creuser, attraper, grimper, etc. Chez les primates, l’expansion du cortex pariétal en particulier va permettre une grande dextérité dans la manipulation d’objets guidée par le regard.
La région ventrolatérale du cortex n’aura pas, de son côté, d’organisation topographique. Elle va être à l’origine du cortex orbitofrontal, insulaire ou temporal et semble s’être spécialisé pour sélectionner le type d’action qui est le plus pertinent dans une situation donnée. Et pour ça, les structures corticales ventrolatérales doivent être informées de l’état physiologique du corps via l’insula par exemple et aussi de la présence de certains stimuli clés dans l’environnement. Et encore une fois on va atteindre de nouvelles possibilités avec le cortex temporal des primates qui va devenir de plus en plus sophistiqué pour reconnaître différentes catégories d’objets, et plus seulement quelques stimuli particuliers. Autrement dit, qui va devenir capable de construire, à partir de caractéristiques simples dans le monde, des catégories de plus haut niveau qui vont avoir du sens pour l’organisme.
Et pour ça, le cerveau va devoir mettre en relation une catégorie d’objet particulier, par exemple un fruit, avec l’état interne de l’organisme, par exemple le besoin de glucose ou non à un instant donné. Donc on voit tout de suite que la sélection d’un comportement va aussi dépendre de la contribution d’autres parties du cerveau, comme l’hypothalamus, pour avoir l’heure juste sur l’état du taux de sucre dans l’organisme.
Finalement, on se rend compte que les catégories pertinentes pour décider quoi faire ne sont pas tant les représentations des objets en soi, mais plutôt la valeur subjective que suscite tel ou tel objet pour un organisme à tel ou tel moment. Autrement dit, ce qu’un animal a besoin, ce sont des indices qui vont l’aider à prioriser une action par rapport à une autre. Et ça, ça va toujours s’enraciner dans les valeurs, bonnes ou mauvaises, que suscite cet objet pour le corps particulier d’un organisme donné. C’est pour ça que ce qui va déterminer nos interactions avec le monde a forcément un caractère relationnel, c’est-à-dire que ça va dépendre à la fois du corps de l’animal ET de l’environnement où il se trouve.
Un tel éclairage évolutif montre donc la grande importance de la relation entre le contexte environnemental et les besoins du corps particulier d’un organisme vivant. Cet organisme doit interagir avec le monde, soit en saisissant les ressources qui sont à proximité, soit en se déplaçant dans son environnement en évitant les obstacles pour trouver ces ressources. Bref, le monde va nous offrir à tout moment différentes possibilités d’action. C’est à partir de l’action que la cognition humaine s’est bâtie et c’est à partir de là qu’il faut tenter de la comprendre. Quitte à devoir reconsidérer les fondements même des sciences cognitives du XXe siècle.
De la pensée au langage | Comments Closed