mardi, 16 avril 2019
Des juges moins influencés qu’on ne le croyait par leur taux de glucose
La science s’appuie sur des données recueillis ou les résultats d’une expérience, bref sur des faits empiriques. Mais elle s’appuie aussi sur l’interprétation de ces faits, ce qu’ils veulent dire, ce qui a bien pu les rendre possibles. Cela correspond à la section «Résultats» et la section «Discussion» des articles scientifiques. Il n’est donc pas étonnant que des membres d’un domaine scientifique particulier ne soient pas toujours d’accord avec l’interprétation que font leurs collègues de certains résultats. Cela arrive dans toutes les disciplines scientifiques, en particulier en psychologie, et en particulier quand les données sont très tranchées ou quand les corrélations sont très fortes. Et c’est d’un cas comme celui-ci dont on va parler aujourd’hui (on abordera peut-être une autre fois la crise plus large de réplication des résultats qui secoue la psychologie depuis quelques années).
Il s’agit de la fameuse expérience, souvent rapportée dans de bons médias scientifiques, de Danziger, Levav et Avnaim-Pesso publiée en 2011 sous le titre : « Extraneous factors in judicial decisions ». Comme je l’avais déjà écrit ici, l’étude présente des données étonnantes sur les capacités cognitives de juges qui doivent décider de libérations conditionnelles. Le pourcentage de décisions favorables aux libérations d’environ 65% en début de journée, tombe curieusement à presque zéro avant la pause repas. Puis il remonte brutalement autour de 65% après la pause repas pour redescendre encore une fois à près de zéro quelques heures plus tard. Et la même chose se produit une autre fois en fin de journée où il y a une autre pause repas (voir le graphique ci-dessus).
Comme de nombreuses autres études avaient conclu que des taux sanguins de glucose bas pouvaient nuire au jugement rationnel associé à l’activité du cortex préfrontal, Danziger et son équipe y sont allés d’une interprétation allant dans le sens de ce qu’on appelle aussi l’« ego depletion ». En d’autres termes, les bisse de glucose dans le cerveau des juges les amènerait à laisser les gens davantage en prison parce que leur faculté de juger serait devenue sous-optimale. Et donc ils ne prendrait pas de chances et laisseraient les prévenu.es en prison.
Or cette interprétation suggérée par les auteurs pour expliquer leurs résultats spectaculaires a été critiquée de plusieurs manières depuis sa publication. D’une part, parce que la théorie de l’ego depletion a elle-même été remise en question par de nombreuses études plus récentes. Et d’autre part, parce que d’autres études ont réanalysé la démarche de Danziger et ses collègues et ont proposé des explications alternatives. C’est le cas de l’article “Overlooked factors in the analysis of parole decisions”, publiée également en 2011 par Keren Weinshall-Margel et John Shapard.
Après avoir fait des interviews avec le personnel carcéral, ils critiquent certains aspects méthodologiques de l’étude de Danziger et ses collègues, par exemple le fait qu’ils n’aient pas distingué les cas de refus de libération conditionnelle des cas qui sont reportés à plus tard, ce qui est loin d’être la même chose pour eux. Ils notent aussi d’autres phénomènes propres au déroulement des audiences qui auraient pu contribuer à la baisse observée, notamment la tendance des avocats qui représentent plusieurs détenu.es à présenter leurs cas les plus solides d’abord et de finir par les plus faibles. Des points sur lesquels Danziger et ses collègues sont toutefois revenus dans une réponse à cette première critique.
Une autre critique est venue plus tard, en 2016, avec un article d’Andreas Glöckne intitulé : “The irrational hungry judge effect revisited: Simulations reveal that the magnitude of the effect is overestimated ». Après enquête et simulations diverses, Glöckne constate lui aussi que certains paramètres de la procédure judiciaire elle-même ont pu avoir une influence non négligeable sur les effets observés. Par exemple, le fait que les juges ont tendances à ordonner les dossiers au sein d’un bloc de travail, de telle sorte que ceux qui se retrouvent au début sont souvent les plus épais, donc ayant le plus d’éléments en faveur des détenu.es. Mais de l’aveu même de Glöckne, ces facteurs intrinsèques au processus judiciaire ne peuvent expliquer qu’en partie le déclin important des courbes obtenu par Danziger et son équipe. Bien que pour Glöckne il est clair que la contribution de la baisse de glucose sanguin dans le cerveau des juges a été surestimé dans l’étude originale, ils ne sont pas en mesure d’écarter qu’elle ait tout de même pu contribuer à l’effet observé, mais en de moindres proportions.
D’autres enfin, comme Daniël Lakens en 2017, affirment que l’effet cognitif observé est tout simplement trop important pour dépendre uniquement de facteurs biopsychologiques. Pour Lakens, si de tels effets étaient dus uniquement à la faim, on aurait des effets connus (et potentiellement catastrophiques) dans tous les corps de métier juste avant les repas. Or ce n’est pas vraiment le cas et c’est plutôt la somnolence après un gros repas qui nuit à la réflexion (parce qu’on est trop sur le mode « digestion ») que tout le monde connaît bien. Tout comme toutes sortes d’autres manifestations de « fatigue mentale » qui nous sont familières (dues à la répétition d’une même tâche, à son niveau de difficulté élevé, à la présence de distractions constantes, etc.). Mais comme toute manifestation psychologique, celles-ci sont des phénomènes complexes aux multiples causes et vouloir les expliquer avec une seule est toujours bien hasardeux et difficile à défendre au sein de la communauté scientifique.
Et ce, même si on demeure convaincu que la justice dépend bien souvent « de ce que le juge a mangé le matin », impression fort répandue et partagée s’il en est…
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