lundi, 3 décembre 2018
L’étrange ordre des choses selon Antonio Damasio
De l’autopoïèse à l’homéostasie, et de l’affect à la culture, il n’y aurait qu’un pas qu’Antonio Damasio tente de franchir dans son dernier bouquin publié au début de l’année et intitulé « The Strange Order of Things: Life, Feeling, and the Making of Cultures ». Depuis au moins « L’erreur de Descartes » (1994, traduit en français en 1995), Damasio n’a jamais cessé de rappeler comment notre raison, loin d’être la chose désincarnée et rationnelle que l’on croit, s’enracinait littéralement dans nos émotions. Sans ces dernières, aucun choix éclairé ne serait vraiment possible, du moins en ce qui concerne notre survie ou ce qui, dans nos sociétés modernes, nous facilite la vie. C’est ce dernier pas, cette dernière brique à cet édifice qu’il construit depuis trois bonnes décennies, que l’on retrouve dans son dernier ouvrage si j’en crois cette recension dans Knowing Neurons et celle-là dans The Gardian.
Je n’ai donc pas encore lu l’ouvrage en question, mais j’ai suivi au fil des ans la quête de Damasio, celle qui, comme bien d’autres, voit bien qu’il y a une constante qui traverse toute vie et toute la cognition depuis la première bactérie : la nécessité de se maintenir en vie ! Car il y a ce tannant second principe de la thermodynamique qui tend à accroître constamment l’entropie ou le désordre dans l’univers. Or chaque être vivant, qui est un système hyper-organisé, défie ce principe le temps d’une vie. Et pour cela, il doit se maintenir dans une certaine « zone de confort » où ses régulations métaboliques sont possibles. Claude Bernard à la fin du XIXe siècle appelait ça « l’équilibre du milieu intérieur » et Walter Cannon au début du XXe nommait « l’homéostasie ».
Damasio s’intéresse depuis un certain nombre d’année à l’origine, si l’on peut dire, de cette homéostasie. Dans un article de 2014, il publiait avec des collègues un article intitulé « From membrane excitability to metazoan psychology » où il identifiait l’entrée de cations (i.e. des ions positifs comme le sodium (Na+) ou le calcium (Ca2+)) dans une cellule comme le premier signal avertissant celle-ci que « quelque chose » se passait dans le monde extérieur et pouvait l’affecter, en bien ou en mal. C’est cette « sentience » initiale qui serait, selon lui, le début des « affects », justement. Affects ou « valence » qu’ont tous les animaux et qui se traduisent chez l’humain par toute la gamme des sentiments que nous éprouvons constamment (et qui impliquent pas une mais de nombreuses structures cérébrales).
Comme je le rappelais dans un cours donné la semaine dernière et qui effleurait la question de la conscience de soi, l’approche de Damasio est intéressante car c’est l’une des première qui a tenté de montrer la continuité entre la nécessité de se maintenir en vie (« la seule raison d’être d’un être, c’est d’être », disait aussi Henri Laborit) et ce qui, dans un système nerveux complexe comme le nôtre, permet d’accéder à cette conscience de soi qui débouche sur tous les phénomènes culturels riches et complexes dont notre espèce est capable, l’art et la science n’étant pas les moindres.
Cette longue route de la sentience primitive aux cultures humaines a de quoi donner le vertige tellement elle peut sembler invraisemblable. Mais comme toujours quand on parle du vivant et du « pensant », il faut s’intéresser aux innombrables niveaux d’organisations qui forment les systèmes complexes capables de choses telles que la conscience de soi. Dans « Le sentiment même de soi », publié en 1999, Damasio fournissait quelques chaînons intermédiaires avec trois étapes possibles pour qu’émerge la conscience de soi. D’abord, on l’a dit, un monitoring viscéral constant, une perception d’instant en instant de l’état émotionnel interne du corps qu’il appelle le « proto-soi ».
Puis une perception du monde extérieur qui devient consciente quand elle est mise en relation avec ce proto-soi, un processus appelé conscience noyau par Damasio («core consciousness», en anglais). Elle correspond à la question «Qu’est-ce que je ressens face à cette scène visuelle, à cette phrase, etc.?». De nombreuses espèces animales pourraient être pourvues de ce sentiment du «ici et maintenant».
Et finalement une conscience étendue (ou « autobiographique »), qui devient possible lorsque l’on peut se représenter ses expériences conscientes dans le passé ou le futur par l’entremise de la mémoire et de nos fonctions supérieures permettant la conceptualisation abstraite.
On pourra alors dire « Je » parce que d’autres m’ont dit « Tu » (Albert Jacquard). Et dire aussi « Je suis, parce que je suis ému, et parce que tu le sais. » (Jean-Didier Vincent).
Au coeur de la mémoire | Comments Closed