lundi, 15 mai 2017
Parlons d’argent, de hiérarchies sociales et de cerveaux
Récemment, au Québec, les dirigeants de la firme Bombardier ont soulevé un tollé de protestation populaire en s’octroyant des hausses de salaire faramineuses. Les revenus des cinq plus hauts dirigeants de la multinationale et de leur PDG ont en effet totalisé environ 43 millions de dollars durant la dernière année. Durant cette même année, et c’est ce qui a ajouté au scandale, des milliers d’employés étaient licenciés dans le cadre du plan de redressement de l’entreprise qui recevait en même temps près de trois milliards de dollars en aide publique.
Il s’est écrit beaucoup de choses sur cet événement fâcheux et malheureusement pas si exceptionnel. Je me contenterai d’ajouter deux remarques qui vont permettre de signaler deux études récentes sur le cerveau. D’abord que les hiérarchies sociales semblent avoir atteint dans nos sociétés capitalistes des niveaux à faire rougir d’envie les pharaons égyptiens. Et ensuite que le comportement de ces dirigeants d’entreprises qui siphonnent l’argent public affecte négativement le cerveau des plus pauvres. Explications…
En février dernier, l’auteur du blogue Hémisphère gauche du journal français Libération, Romain Ligneul, publiait un article hommage à Henri Laborit. Toujours à l’affût de ce qui se publie encore sur Laborit pour alimenter mon site Éloge de la suite, je me suis rendu compte en lisant son billet que Ligneul était un fin connaisseur de l’œuvre de Laborit. Mais il est aussi, et c’est ce qui devient intéressant pour notre sujet d’aujourd’hui, chercheur en sciences cognitives sur, entre autres, le rang de dominance dans les hiérarchies humaines. Des travaux qui poursuivent donc, avec les outils contemporains de l’imagerie cérébrale, des questions déjà au cœur de l’œuvre de Laborit il y a plus de quarante ans.
La plus récente étude de Ligneul et ses collègues a été publiée en décembre dernier dans la revue Current Biology. Elle avait pour titre « Dynamical Representation of Dominance Relationships in the Human Rostromedial Prefrontal Cortex » . On y confirmait d’abord que le rang dans une hiérarchie de dominance est bien quelque chose qui s’apprend suite à des renforcements. Et des renforcements pour s’élever dans les échelles hiérarchiques de l’argent et du pouvoir, ce n’est effectivement pas ce qui manque dans nos sociétés capitalistes, productivistes et consuméristes !
L’étude démontrait également qu’une région particulière du cerveau, le cortex préfrontal rostromédian, joue un grand rôle dans cet apprentissage. Et même que la stimulation électrique de cette région de notre cerveau peut influencer le poids des victoires et des défaites qui mènent à l’établissement du rang de dominance. Il semble donc que notre cerveau ait tout ce qu’il faut pour nous prédisposer à établir ces échelles de dominance. Mais prédisposition n’égale pas déterminisme. Et l’anthropologie ou l’histoire ont répertorié nombre de groupes humains qui ont su contourner cette prédisposition et renforcer plutôt des comportements plus égalitaires axés sur la coopération plutôt que sur la compétition. En cela, le culte que nos sociétés vouent à ses « mâles alphas » a quelque chose de profondément nocif pour l’ensemble de la société. Et la deuxième étude dont j’aimerais vous parler le démontre bien.
Intitulée « Family income, parental education and brain structure in children and adolescents », elle fut publiée en 2015 dans la revue Nature Neuroscience. Mais c’est un article de vulgarisation de son auteure principale, Kimberly Noble, dans le magazine Scientific American du mois de mars dernier qui m’a fait prendre connaissance de ces travaux. Dans le texte de présentation de cet article (« This Is Your Brain on Poverty »), on apprend que les enfants qui grandissent dans des milieux défavorisés sur la plan économique ont des facultés cognitives diverses moins développées que des enfants du même âge provenant de milieux plus aisés. Les retards au niveau du langage sont par exemple particulièrement clairs.
Mais l’étude va un pas plus loin en montrant que ces altérations cognitives correspondent bien à des modifications structurelles du cerveau. Pour ce faire, ils ont scanné le cerveau d’environ 1 100 enfants et adolescents. Et ce qui ressort de leurs résultats c’est, d’une part, que la surface corticale est moindre chez les enfants de statut socio-économique plus bas. Et d’autre part, que dans cette partie basse du spectre socio-économique, une légère baisse de revenu est associée à une baisse de surface corticale beaucoup plus importante qu’une baisse de revenu similaire dans la partie haute du spectre socio-économique. Cela évoque immédiatement le concept de « seuil de pauvreté » en deçà duquel les activités de base de la vie quotidienne (manger, se loger, etc.) deviennent si difficile qu’il reste bien peu de temps aux parents pour stimuler convenablement leurs enfants. Stimulations, on le sait, qui sont essentielle à l’établissement de riches connections neuronales dans le cerveau en développement. Cela rejoint d’ailleurs d’autres études récentes montrant à quel point les mesures d’austérité mises en place par les gouvernements entravent le développement du cerveau des enfants, en particulier l’épaisseur de leur cortex dans ce cas-ci (ou le volume de matière grise dans ce cas-là).
D’ailleurs, si ces gouvernements oeuvraient véritablement pour le mieux-être des plus démunis comme ils devraient le faire, ils n’affirmeraient pas, comme l’a fait le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, que l’affaire Bombardier est « fondamentalement, […] une question qui regarde l’entreprise et ses actionnaires. » C’est au contraire, comme le démontre l’étude de Noble, une question de santé publique. Une question qui concerne l’épanouissement des individus au sein de notre société. Que ceux qui sont élus pour nous représenter ne poussent pas dans cette direction est un scandale encore plus grand que celui des dirigeants d’entreprise qui s’en mettent plein les poches.
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Le corps en mouvement | Comments Closed