lundi, 24 avril 2017
Cerveau et corps ne font qu’un, a fortiori quand on parle des émotions
Préparant ces derniers jours la deuxième séance de mon cours de l’UPop Montréal qui s’intitule Cerveau et corps ne font qu’un (la cognition incarnée), j’ai été amené à réviser les grandes voies de communication entre le cerveau et le reste du corps. Et ça m’a rappelé à quel point elles sont nombreuses !
Si l’on ne considère d’abord que le système nerveux (car il faudra ensuite considérer les systèmes hormonaux et immunitaires), le système nerveux central (cerveau et moelle épinière) est relié au reste du corps par ce qu’on appelle le système nerveux périphérique que l’on subdivise en deux : le système neveux somatique, celui de nos afférences sensorielles et de nos efférences motrices volontaires; et le système nerveux autonome (ou végétatif), celui qui régule, encore une fois dans les deux sens, le fonctionnement de nos viscères (intestins, cœur, poumons, etc.). Ce dernier se subdivise en système sympathique ou parasympathique, selon que les voies nerveuses mettent l’organisme respectivement dans un état propice pour la fuite ou la lutte, ou bien pour la récupération.
Le paragraphe précédent, vous auriez pu le lire dans n’importe quelle monographie sur le système nerveux humain. Ce genre de description fonctionnelle classique nous permet bien sûr de mieux comprendre les interactions entre notre cerveau, notre corps et le monde extérieur. Mais il comporte aussi un revers de médaille qui est celui de donner l’impression que notre système nerveux a été conçu à la manière d’un ingénieur, en planifiant chaque fonction pour résoudre de façon optimale un problème, une fonction. Or ce n’est pas ainsi que notre système nerveux s’est constitué. Comme le disait le biologiste et Prix Nobel François Jacob dans son livre Le jeu des possibles, en 1981 :
« L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà. […] La sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main. »
Voilà pourquoi le parcours que je vais vous proposer mercredi aura plutôt une perspective évolutive. Et pour parler de l’importance du corps dans notre cognition, on partira du problème de l’ancrage des significations : pourquoi certaines choses en viennent-elles à acquérir une signification, positive ou négative, pour un organisme donné. Et nous nous apercevrons très vite, à partir de l’exemple classique de la bactérie qui remonte un gradient de sucrose, que c’est parce que cet organisme a un corps. Un corps qui possède une certaine forme, certains organes sensoriels, certains enzymes dans son métabolisme, qui vont lui donner accès à certaines ressources lui permettant de « maintenir sa structure », comme le disait Henri Laborit. Car comme tout système vivant, cet organisme incarné est soumis à la loi de l’entropie (second principe de la thermodynamique) qui sans cesse veut le désorganiser, le détruire. Sa survie dépend donc des comportements d’approches de ressources utiles pour lui qu’un système nerveux le moindrement complexe va très vite associer à des « valeurs positives ». Et inversement, il lui faudra éviter autant que possible les situations dangereuses, et donc associées à des « valeurs négatives », susceptibles de le blesser ou de le tuer. Les éviter en les fuyant ou, s’il n’a pas le choix, en les combattant.
Et l’on retrouve ici notre système nerveux sympathique. Mais avec une explication ultime, évolutive, de sa présence. Pas seulement comme un mécanisme qui aurait été planifié par un ingénieur judicieux. Même chose pour les émotions, qui ont un lien intime avec le corps, et dont on retrouve l’origine dans ces « valeurs » positives ou négatives pour l’animal. L’histoire de l’étude des émotions est d’ailleurs riche de ces va-et-vient entre l’importance relative du cerveau et du reste du corps. Du circuit de Papez au système limbique de MacLean en passant par les fortes influences qu’exercent l’hypothalamus ou l’amygdale sur le reste du corps, on en arrive aujourd’hui à une conception intégrée à large échelle de circuits corticaux et sous-corticaux permettant des régulations corporelles complexes. C’est ce que propose par exemple Luiz Pessoa dans son article intitulé « A Network Model of the Emotional Brain » dans le tout récent Trends in Cognitive Sciences de mai 2017.
Je ne tenterai évidemment pas ici de résumer les nombreuses études rapportées par Pessoa sinon pour dire qu’il les met en perspective avec de grands principes organisationnels des réseaux cérébraux qui rejoignent d’ailleurs l’approche de Michael Anderson sur le « neuronal reuse » qui nous avions déjà présenté ici. Mais ce qu’il dit en gros, c’est qu’on doit essayer de comprendre les bases neuronales des émotions en les replaçant dans une architecture cérébrale non modulaire, avec une forte superposition de réseaux (la fameuse réutilisation neuronale d’Anderson…) qui sont très dynamiques et sensibles aux contextes.
Je présenterai mercredi un schéma synthèse de son article, schéma évidemment simplifié mais dont les nombreuses boucles de rétroaction laissent entrevoir la complexité hallucinante des mécanismes derrière la moindre de nos émotions. Et je ne vous ai pas parlé non plus ici des boucles d’interaction entre le système nerveux et le système hormonal. Ou encore celles entre ces derniers et le système immunitaire. Il faut bien que je m’en garde un peu pour mercredi… 😉
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