lundi, 1 février 2016
La contribution du claustrum au sentiment d’être soi
Avez-vous déjà entendu parler du claustrum ? Non ? Pourtant vous en avez deux. Deux claustra, si on fait l’accord latin correctement ! Comme toutes les structures cérébrales, on possède en effet en double (un dans l’hémisphère droit, l’autre dans le gauche) cette mince couche de neurones enfouie profondément dans la matière blanche sous le cortex insulaire, juste au-dessus des ganglions de la base.
Et si vous ne connaissez pas vos claustra, vous auriez peut-être intérêt à faire leur connaissance puisque selon plusieurs neuroscientifiques, dont Christof Koch, ce serait grâce à eux que vous avez une impression unifiée et consciente d’être vous-même…
Cela dit, une petite digression s’impose ici. C’est toujours à la fois tentant et dangereux de vouloir attribuer un rôle spécifique à une région du cerveau qui semble avoir des caractéristiques particulières. Tenant parce qu’une telle approche fonctionne ailleurs dans le corps humain (les reins servent à filtrer le sang, le cœur à le faire circuler, etc.). Mais dangereux parce que quiconque a pris le temps de s’immerger dans la complexité de notre monde cérébral sait que les choses ne peuvent pas y être si simples. Et les exemples où l’on a fait fausse route en attribuant trop vite une fonction à une aire cérébrale sont légion.
On n’a qu’à penser à l’amygdale cérébrale d’abord associée à la peur parce que s’activant fortement devant une menace à notre intégrité physique. Et puis le constat que l’amygdale s’active aussi lorsqu’on a très faim, ou lorsqu’on voit un proche souffrir, et qui amène donc une contribution plus large, davantage de « préoccupation », aux réseaux auxquels elle contribue. Car il ne faut jamais oublier que tout est réseau dans notre cerveau, et possiblement la conscience aussi, comme le montre si bien l’ouvrage de Michael Anderson, After phrenology.
Même pour des classiques de référence comme l’aire de Broca impliqué dans le langage ou l’aire de la reconnaissance des mots, comme l’appelle Stanislas Dehaene dans son livre les neurones de la lecture, on a pu montrer que ces régions répondaient à une foule d’autres stimuli qui n’avaient aucun rapport avec leur fonction « officielle » ou originale.
En gardant tout cela en tête, on peut revenir au claustrum, une région cérébrale située au carrefour de plusieurs aires sensorielles, motrices et cognitives. C’est cette position stratégique qui avait amené Christof Kock et Francis Crick à publier un article en 2005 où ils faisaient l’hypothèse que le claustrum était essentiel au caractère unifié de notre conscience. Une sorte d’intégrateur pouvant mettre en relation les différents signaux électriques qui s’y croisent, en quelque sorte.
Hypothèse pas facile à tester. D’une part parce qu’elle concerne la conscience humaine, et que l’expérimentation animale sur des structures analogues dans leur cerveau ne peut nous donner que des indices indirects de sa fonction chez l’humain (voir le dernier lien ci-dessous pour un exemple). Ensuite parce que chez l’humain, la structure est petite et que les accidents cérébraux vasculaires qui pourraient détruire uniquement les deux claustra pour en constater les conséquences sont très peu probables. Alors quoi ? Un hasard, très improbable lui aussi, mais qui est pourtant arrivé. Comme le rapporte l’article publié par Mohamad Koubeissi et ses collègues en 2014, une femme de 54 ans qui, souffrant de crises d’épilepsie incontrôlables, devait être opérée pour une ablation d’une petite partie de son cortex cérébral où se trouvait le foyer épileptique.
Comme toujours avant de telles opérations, on stimule électriquement le cortex dans la région ciblée pour y identifier la présence de régions motrices ou impliquées dans le langage afin de les préserver pour ne pas handicaper la patiente. Or les médecins firent alors une observation surprenante : à chaque fois qu’ils stimulaient une certaine région, la patiente, qui est normalement consciente durant cette procédure pour rapporter les effets des stimulations, perdait tout à coup conscience. Elle fixait devant elle le regard vide, cessant de répondre aux questions ou de lire le texte qu’elle était en train de lire. Et dès que la stimulation cessait, la conscience revenait sans que la patiente ne se souvienne de ce qui s’était passé durant son « absence ».
Vous l’aurez compris, la région qui était stimulée était le claustrum. Est-ce suffisant pour le qualifier « d’interrupteur de la conscience » (comme le fait la revue Cerveau & Psycho dans le premier lien ci-dessous) ? Peut-être pas, vu le caractère ténu des données expérimentales. N’empêche, l’article qui suit dans le même magazine présente une autre approche, fort originale, dont les résultats vont un peu dans le même sens.
L’idée derrière cette autre approche est de trouver une molécule qui serait présente spécifiquement dans le claustrum et de voir si l’on ne pourrait pas s’en servir comme cible pour inactiver son activité neuronale. On pourrait penser ici à une approche optogénétique, mais cette technique puissante mais difficile n’est pas encore accessible chez l’humain. L’équipe de Claus Stiefel de l’université de Sydney, en Australie, s’est alors tourné vers une « banque de donnée » pour le moins curieuse : un site internet où des gens qui consomment des substances produisant un « élargissement du champ de conscience » viennent témoigner de leur expérience.
Et parmi tous ces témoignages sur les effets psychologiques des drogues, ceux qui ont intéressé l’équipe de Stiefet venaient de personnes qui avaient mâché ou fumé la plante Salvia divinorum, une variété de menthe utilisée par les Indiens mazathèques du sud du Mexique pour des cérémonies rituelles traditionnelles. Les effets rapportés les plus fréquents de cette plante sur le site se ramènent à ce qu’on pourrait décrire comme une profonde dissolution de leur soi. Autrement dit, ils ne parviennent plus à se percevoir eux-mêmes comme un individu doté d’une subjectivité à la première personne…
Or cette plante contient un composé, la salvinorine, qui se fixe dans le cerveau sur les récepteurs opioïdes de type kappa. Et où trouve-t-on le plus de ces récepteurs kappa dans le cerveau ? Je vous le donne en mille : dans le claustrum, évidemment ! Claustrum dont l’activité normale serait donc perturbée par la salvinorine, rendant du même coup la conscience normale de soi bien difficile. D’où la conclusion, provisoire comme toujours en science, que le claustrum semble impliqué dans notre sentiment d’être soi. Pas le « centre » de la conscience, sans doute pas « l’interrupteur » non plus. Mais « impliqué dans ». Une expression du reste fort utile pour tout vulgarisateur des neurosciences qui se respecte…
Où trouver la conscience dans le cerveau ?
Voyage au centre de l’esprit
What the Claustrum Does—How One Makes Up One’s Mind
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