lundi, 31 août 2015
Entrer dans la complexité sur la pointe des pieds : l’exemple de la neuroéducation
C’est la rentrée et sur sa page Facebook Normand Baillargeon attire notre attention sur l’article « La grande illusion de la neuroéducation » d’André Giordan qui, dit-il, rejoint pas mal ce qu’il défend dans son livre Légendes pédagogiques. Et comme pour toutes questions un tant soit peu complexe lancée sur les médias sociaux, les passions déferlent ensuite dans les commentaires. Voici donc ma contribution à cette discussion sous forme de petites considérations épistémologico-moralistes. Pardonnez si j’ai fait un peu plus long que d’habitude : on ne « moralise » pas sans s’expliquer un peu…
D’abord sachez que je n’ai rien contre les argumentaires passionnés. La raison, qui a encore bien meilleure presse que les émotions, s’y enracinent d’ailleurs souvent inconsciemment comme les sciences cognitives ne cessent de le démontrer. Mais je crois qu’il faut entrer dans la complexité sur la pointe des pieds, c’est-à-dire avec une extrême prudence.
Une prudence qui est d’ailleurs la marque de la bonne science, et a fortiori de la bonne science « humaine », comme celle de l’éducation, alors qu’on s’attaque à des phénomènes de très haut niveau : comment l’humain acquiert et transmet des connaissances sur le monde. Ouf… Réfléchir un peu au défi que cela pose donne le vertige !
C’est peut-être pour diminuer ce vertige que certain.es regardent à l’extérieur du champ classique de la discipline, en l’occurrence ici du côté des neurosciences. Et c’est, à la base, tout à fait louable et en conformité avec le projet interdisciplinaire des sciences cognitives, celui de mettre en commun les savoirs de différentes disciplines s’intéressant toutes à la même chose, c’est-à-dire ce qui rend possible la pensée humaine.
Or pour chaque discipline, entrer dans la complexité prend du temps. Imaginez quand on essaie d’en considérer deux à la fois ! C’est tout l’art de la (très) difficile mais nécessaire multidisciplinarité.
Revenons donc au cas de ce qu’on appelle la neuroéducation. Comme plusieurs le font remarquer, on vit depuis quinze ou vingt ans (depuis que l’imagerie cérébrale est largement accessible, même si toujours très chère), une époque où tout ce qui est « neuro » a la cote. Une expérience montre même que si l’on écrit « Brain scans indicate… » devant une affirmation vaguement scientifique, les gens vont être plus enclins à y croire!
Bref, il y a bien entendu bien du n’importe quoi dans tous ces « neuromarketing » et autres enrobages « neuros » destinés à vendre des produits en faisant miroiter la possibilité de « percer les secrets du cerveau humain ». Pour se rendre compte bien souvent que oui, l’EEG montre bien une déflection quelques dizaines de millisecondes avant dans telle ou telle situation, mais que des tests psychologiques bien plus simples peuvent aussi démontrer la même chose. Mais les gens veulent du neuro car ils veulent une machine capable de « percer les secrets du cerveau » sans se donner la peine d’entrer dans sa complexité parce que… c’est ben trop compliqué !
Mais ô combien intéressant. Prenons donc l’exemple des travaux et des affirmations de Stanislas Dehaene sur la lecture, puisque c’est le cas sur lequel s’attarde Giordan. Je distingue les deux parce qu’ayant pu les parcourir un peu pour préparer une présentation sur les neurones de la lecture, j’ai pu apprécier une fois de plus une distinction très importante en science entre les résultats obtenus avec un certain protocole expérimental et la discussion de ces résultats.
Pourquoi y’a-t-il une « discussion » après la section sur les résultats dans un article scientifique ? Le grand public (et j’inclus ici même des gens en sciences humaines) a parfois cette fausse conception que les neurosciences sont une science « pure » dans le sens où un résultat pouvant être reproduit mènerait tout droit vers une conclusion sans équivoque. C’est faire fi de la complexité du système observé.
En général, c’est plutôt le contraire qui se produit : vu la complexité du système observé (dont nous ne connaissons généralement que l’écume à la surface de profondeurs abyssales!), un résultat relativement clair et fiable soulève plutôt une dizaine de nouvelles questions.
Revenons à l’exemple de Dehaene. En lisant les extraits choisis par Giordan, Dehaene semble effectivement « avancer des considérations pédagogiques sans appel », surtout qu’il parle de son point de vue de neurobiologiste, avec tout l’aura du « neuro-hype » implicite mentionné plus haut. Mais quand on consulte ses articles, et surtout quand on en lit d’autres un peu autour (je pense à ceux de l’équipe de Cathy J. Price et Joseph T. Devlin, présentés brièvement à titre de bémol au point de vue de Dehaene à la fin de ma présentation), il apparaît, par exemple, que « l’aire de reconnaissance des mots » est loin d’être aussi spécifique que son nom le laisse entendre d’une part.
Et d’autre part, bien que l’hypothèse du recyclage neuronal de Dehaene et son équipe s’est avérée fructueuse dans d’autres contextes et que ses conséquences sous-optimales trouvent avec la symétrie gauche – droite des lettres versus des objets un exemple remarquable (voir ma présentation pour des détails sur tout ça…), reste que le cadre explicatif suggéré par Price et Devlin, tout aussi classique (une zone d’intégration entre certaines prédispositions top down et les inputs bottom up), demeure une alternative intéressante qui n’épuise pas le débat.
De plus, dans un article de 2011 de Laurent Cohen auquel Dehaene a collaboré, on observe chez les lecteurs experts des activations plus importantes pour les mots que pour les objets jusque dans les aires visuelles primaires. Des données qui appuient une forme d’apprentissage « perceptuel » modifiant les neurones très tôt dans les voies visuelles en fonction des mots que l’on s’habitue à lire dans une langue.
Donc un aspect « global » de la lecture observable chez l’expert mais peut-être pas chez l’enfant ? Mais à partir de quand se ferait ce transfert des associations de graphèmes et de phonèmes vers des mots entiers qui agissent comme des étiquettes ? Et si transfert il y a, sans doute progressif, à partir de quand serait-il optimal de le favoriser ?
Et il est vrai que dans toutes ces questions émanant de quelques recherches en neuroscience on n’a pas tenu compte encore des facteurs motivationnels, familiaux, sociaux, culturels, etc.
Alors quoi ? Il faut entrer dans la complexité sur la pointe des pieds. C’est dur pour tout monde. Et ce doit être valable pour tout le monde aussi. Ce n’est pas la bonne tradition humaniste contre la mauvaise neuroscience, comme le souligne bien Giordan à la fin de son article. Plutôt une conscience des limites du langage, si vite atteintes quand on parle de choses complexes comme le cerveau. En fait foi la dernière phrase de l’article où l’auteur rappelle que « Actuellement il existe un consensus pour dire qu’à tout âge les neurones peuvent se multiplier. On sait également que cerveaux droit et gauche fonctionnent en synergie et le centre de la mémoire n’est au mieux qu’une sorte de « central téléphonique »… »
« …à tout âge… » Oui, mais il y avait il y a encore quelques années un grand débat là-dessus aussi. Et dans l’une des deux régions du cerveau où la neurogenèse est reconnue pour l’instant, l’hippocampe, les premiers estimés montrent que le tiers seulement des neurones seraient renouvelés au cours d’une vie. « …le centre de la mémoire… » Vraiment ? Enfin, ramener nos mémoires (on en a plusieurs types, impliquant chacune de nombreuses structures cérébrales distinctes) à « une sorte de central téléphonique », c’est quand même nous laisser avec une image un peu courte rappelant les métaphores informatiques dont les neurosciences nous ont révélé les sérieuses limites.
Il faut entrer dans la complexité sur la pointe des pieds. Et c’est dur quand on utilise le langage pour dire quoi que ce soit sur quoi que ce soit de complexe. Et la complexité ne manque pas en ce bas monde… Amen ! 😉
Les neurosciences, la grande illusion en éducation
Brain scans indicate … this blog is informative
Three problems in the marriage of neuroscience and education
En terminant, une pensée pour Oliver Sacks, décédé hier, et dont on avait parlé ici en mars dernier.
« Oliver Sacks, Neurologist Who Wrote About the Brain’s Quirks, Dies at 82 »
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