lundi, 5 décembre 2022
La révolte de certains jeunes contre leur téléphone cellulaire !
Selon un sondage de 2019, un peu plus de la moitié des enfants américains ont un téléphone cellulaire dès l’âge de 11 ans et 84 % en ont un quelques années plus tard, à l’adolescence. Et la moitié de ceux-là s’estiment dépendants à leur téléphone ! Récemment, un jeune dont le téléphone était en réparation pour quelque jour me disait ressentir comme un vide en dedans. Un vide que son téléphone venait habituellement combler à chaque instant dans ses journées. Ce sont des jeunes qui ont fait ce dur constat qui ont fondé à Brooklyn, aux États-Unis, le Luddite Club pour se sevrer de cette dépendance. Une sorte de mélange entre les alcooliques anonymes et le mouvement des « casseurs de machines » mené par l’ouvrier Ned Ludd et qui s’opposaient en Angleterre au début du XIXe siècle aux conséquences néfastes du capitalisme industriel. Un mouvement inspirant contre une technologie dont on ne se méfie pas assez des effets pervers, dont la forte dépendance qu’elle peut créer.
Celle-ci est bien résumés par Lola Shub, l’une des adolescentes ex-screenager (de screen, écran et teenager, ado) et organisatrice du Luddite Club :
« l’utilisation incessante des réseaux sociaux, le scrolling sans fin, les posts et les selfies. Aucun d’entre nous ne voulait rester un screenager, mais on avait du mal à prendre du recul. »
À cela, on pourrait ajouter des troubles cognitifs typiques de la surutilisation des cellulaires comme la saturation de la mémoire de travail, la baisse des capacités de concentration, le stress et l’anxiété. Et le fait que si ce sont les adolescent.es qui sont souvent les plus fortement frappés par cette dépendance, c’est qu’ils sont aussi dans une phase de leur vie où ils se définissent énormément par rapport aux autres, à leur réseau d’ami.es. Or ce réseau est décuplé par les Instagram, Tik Tok et autre Facebook du merveilleux monde des réseaux sociaux. Ce n’est pas l’avis d’un.e ou deux ami.es qu’on va rechercher le midi ou entre deux cours, mais de vingt ou quarante qui leur font des « Likes » à chaque minute ou aux dix secondes ! Le problème, c’est que notre cerveau n’a pas évolué pour gérer autant de sollicitations électroniques.
En éthologie, on appellerait ça un stimulus « supranormal », c’est-à-dire quelque chose qui stimule une prédisposition que l’on a pour un type de stimulus, mais avec un ordre de grandeur qui n’a plus aucune commune mesure avec les pressions sélectives anciennes qui ont fait que ce trait a été sélectionné parce qu’il était utile à notre survie. D’autres exemples classiques de ce phénomène seraient notre prédisposition pour le sucré ou le gras, bien utile dans l’environnement faible en calories de nos lointains ancêtres, mais devenus un danger pour la santé dans nos environnements modernes tellement les aliments peuvent en contenir. D’où le triste succès des fast-food…
Pour en revenir aux cellulaires, certains jeunes prennent donc conscience qu’ils sont devenus addicts à leur téléphone. Ils ne comprennent pas toujours tous l’aspect « supranormal » de la chose, ni la puissance des vieux conditionnements opérants à l’oeuvre qui nous poussent à répéter un geste comme scroller de manière incessante d’une publication à une autre, d’un Like à un autre, d’une récompense à une autre… Mais ils sentent suffisamment qu’ils ne s’appartiennent plus, que leur volonté est hackée par leur téléphone, pour s’en départir. Ou alors, quand c’est trop difficile ou qu’il y a des pressions parentales pour pouvoir être rejoint, pour changer leur cellulaire pour des téléphones à clapet des années 2000 !
Les réactions des jeunes comme celle de Lola Shub qui retrouvent alors du « temps de cerveau disponible » comme jamais ne sont pas sans rappeler celles des scientifiques qui étaient allé faire du rafting une semaine sans leur ordi et leur téléphone et dont j’avais rapporté les impressions dans ce billet de blogue.
« Tous ces moments où j’aurais normalement dégainé mon téléphone par réflexe — dans le métro, la file d’attente des magasins, dans la salle de bain — étaient maintenant des moments de silence. Pour certaines personnes, cela pourrait devenir un problème. Ce n’est pas rien, d’être seul avec ses pensées, et je sais que ça peut être dur. Mais c’est aussi une chose vraiment merveilleuse à pratiquer et à apprendre. »
D’autres de ses commentaires traduisent très bien l’état subjectif associé à ce que fait notre cerveau quand il n’a pas de sollicitations extérieures : il adopte alors spontanément sa configuration du réseau du mode par défaut où il peut « faire du ménage » parmi ses expériences passées et à venir :
« Je me suis retrouvé à réfléchir à mes plans pour la journée, ou à un souvenir d’il y a cinq ans, ou alors j’essayais de trouver la réponse à un problème qui me stressait. Peu importe ce à quoi je pensais, c’était beaucoup plus vivant et détaillé qu’auparavant, lorsque mon attention était immédiatement détournée par mon téléphone et les vidéos insensées et chronophages qu’il proposait. J’ai trouvé de l’espace, dans tout le temps perdu que j’avais retrouvé, pour penser de façon créative. J’ai aussi commencé à lire davantage et j’arrive à mieux me concentrer. Dans l’ensemble, j’ai l’impression que ma manière de penser s’améliore. »
L’allusion aux alcooliques anonymes au début de ce billet n’était pas ironique. Le téléphone cellulaire peut devenir pour un nombre élevé de jeune une dépendance au sens fort du terme. C’est entre autre pour ça que les membres du Luddite Club se retrouvent régulièrement ensemble, pour se soutenir, échanger sur leurs difficultés à atteindre un niveau de sevrage suffisant, et pour se donner des trucs pour remplacer les moments de « craving » qui peuvent resurgir.
Car le meilleur moyen de contrer la dépendance, c’est n’est pas nécessairement de viser l’abstinence complète à tout prix. C’est bien souvent de se sentir intégré.e dans une communauté « live », avec des rapports humains de personne à personne, en face à face. Sans sombrer bien sûr dans l’autre extrême de la surstimulation sociale désincarnée favorisée souvent par un vide existentiel. Vide savamment entretenu par une société de consommation qui te convainc dès le berceau que ton bonheur réside dans la dernière version… du IPhone, justement ! Et l’on revient à la sagesse nécessaire des Luddites…
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