lundi, 13 juin 2022
Journal de bord de notre cerveau à tous les niveaux : Le cerveau ne pense pas comme on pensait
Autre billet « journal de bord » sur la relecture/réécriture du livre sur le cerveau écrit durant la pandémie. Ce journal, commencé en janvier dernier dans la foulée du 20e anniversaire du Cerveau à tous les niveaux, permet de vous donner une idée de l’avancement du projet, tout en me donnant l’occasion de me plaindre un peu de sa complexité… Donc après mes réflexions sur les chapitres un, deux, trois et quatre voici celles sur le cinq qui porte globalement sur la cartographie et les grands réseaux cérébraux.
Parmi les nombreux problèmes que me pose l’écriture de ce chapitre, il y a celui de la spécialisation fonctionnelle, c’est-à-dire notre tendance à chercher, et alors temporairement à trouver, des régions cérébrales « spécialisées » dans une fonction quelconque. Cette tentation n’est pas nouvelle et remonte au moins à la phrénologie de Gall au début du XIXe siècle. Aujourd’hui, on rigole de la boss des maths ou de la boss des affaires, mais une bonne part des protocoles d’imagerie cérébrale ont été depuis trois décennies conçus pour mettre en évidence de tels « centres de » quelque chose dans notre cerveau.
Or comme je l’écrivais entre autres dans ce billet de 2016, il semble que la plupart des régions du cerveau, et même des régions très petites, peuvent être activées par de multiples tâches. Par exemple, le cortex pariétal postérieur ne peut pas rentrer parfaitement dans une grande catégorie comme la perception, la cognition ou l’action. En fait, son activité peut être associée à celle des trois catégories, rendant ici bien difficile l’application de ces trois concepts classiques de la psychologie cognitive.
Je parlais aussi dans ce même billet et dans mon chapitre 5 d’une méta-analyse de 3 222 études d’imagerie cérébrale effectuée par Russell Poldrack en 2006. Elle montre à quel point il semble y avoir, en réalité, très peu de régions cérébrales dédiées à une fonction cognitive unique. Parce que si l’aire de Broca, associée à la production du langage depuis un siècle et demi, s’activait effectivement lors des tâches langagières dans ces études, elle était plus fréquemment activée dans des tâches non langagières ! Une interprétation possible de ces données surprenantes serait que par sa position dans la partie postérieure du lobe frontal, l’aire de Broca a probablement déjà rempli certaines fonctions sensorimotrices qui se sont par la suite avérées utiles pour le langage. Et ce sont ces fonctions premières qui sont possiblement conservées dans les tâches non langagières. Ou recyclées, si vous voulez.
Et ça n’arrête jamais. Récemment encore, je suis tombé sur un article qui rapportait que, aussi étonnant que ça puisse paraître, la même chose s’observe au niveau du cortex visuel où près de la moitié de l’activité neuronale n’a rien à voir avec la vision. Et même beaucoup avec les mouvements que fait l’animal ! Qu’est-ce que le mouvement vient faire dans le cortex visuel ? Encore la même chose je dirais : semer un gros doute quant à la pertinence de nos catégories verbales pour désigner des régions cérébrales. Pour le dire comme le titre d’un autre excellent article encore plus récent de Jordana Cepelewicz :“The Brain Doesn’t Think the Way You Think It Does”
Elle y raconte que le même Russell Poldrack et ses collègues ont rassemblé une quantité considérable de données expérimentales en imagerie cérébrale qui testaient différents aspects du contrôle cognitif, comme la mémoire de travail ou l’inhibition d’une réponse, et les ont fait classer par des algorithmes d’apprentissage machine. Le résultat de ces classifications était assez déconcertant, mélangeant ensemble des catégories classiques différentes, et montrant que ces nouveaux groupes avaient une unité plus naturelle. Des groupes pour lesquels on n’a pas encore d’étiquettes verbales, et qui pourraient même ne pas être relié directement à l’expérience consciente de nos processus mentaux.
En fait, des concepts courants utilisés depuis toujours comme « perception » ou « mémoire » ne semblent clairement pas encore assez précis ou adapté à ce que fait réellement notre cerveau. Vous voyez les problèmes d’ordre méthodologique et épistémologique que ça soulève ? Et vous voyez mon problème à moi d’essayer d’amener ça de façon le moindrement digeste dans le livre ?
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