lundi, 7 février 2022
Se méfier des métaphores pour le cerveau et la Covid
Les métaphores et les analgies nous aident à comprendre le monde. C’est même, selon certains auteurs, le cœur de notre pensée. Mais elles peuvent aussi nous piéger en nous enfermant dans une logique qui n’est pas la bonne si on oublie ce qu’elles sont : des ressemblances, souvent superficielles, entre deux choses dont la nature profonde peut être très différente. Deux exemples de ce danger me viennent immédiatement à l’esprit. Deux métaphores qui semblent s’imposer d’elles-mêmes mais dont les limites sont si vite atteintes qu’elles nous embrouillent plus qu’autre chose sur ce qu’on tente de comprendre : celle du cerveau comme un ordinateur et celle de la pandémie de Covid-19 comme une guerre à gagner.
J’ai déjà rappelé dans ce blogue à quel point comparer notre cerveau à un ordinateur n’était pas une bonne idée. Bien sûr, dans un sens très général et abstrait, on peut dire par exemple que les deux « calculent » des choses, qu’ils font des « computations » comme on dit en anglais. Mais dès qu’on entre un peu dans les détails, on se rend compte que les deux obéissent à des logiques de fonctionnement bien différentes. Que ce soit au niveau de la mémoire où notre cerveau ne va jamais rechercher de l’information qui serait exactement la même que lors de son encodage premier comme une mémoire informatique, mais reconstruit en quelque sorte ses engrammes mnésiques à chaque rappel. Que ce soit au niveau de la richesse de la connectivité neuronale donnant lieu à du traitement massivement en parallèle et souple (plasticité) versus un traitement préférentiellement sériel et rapide dans des circuits intégrés fixes de nos ordinateurs. Ou encore, « last but not least », que le cerveau fait partie d’un corps vivant doit générer du sens, catégoriser le monde en choses bonnes ou mauvaises pour lui, et donc être foncièrement proactif avec une activité endogène constante. Alors que l’ordinateur, qui n’a pas à « rester en vie », demeure toujours une « input-output device » qui attend passivement qu’on lui pose des questions pour répondre.
La métaphore militaire de la guerre à la Covid-19 qui a été adoptée par la plupart des dirigeants et des médias depuis le début de la pandémie est toute aussi dangereuse. Ce discours dominant sous-entend qu’au terme d’une bataille déjà bien longue, nous allons réussir à éradiquer le virus ennemi. On y a peut-être cru au début de la pandémie, mais la plupart des gouvernements reconnaissent maintenant que nous entrons dans une phase endémique et où nous devrons apprendre à vivre avec le virus Sars-Cov-2. La métaphore guerrière a toutefois des racines qui remontent à bien avant la Covid-19 comme le rappelait fort justement Norman Doidge dans son article du Globe and Mail du 22 janvier dernier dont je reprends ici la traduction d’ Elena Ostapchenko d’un passage clé :
« Cette métaphore militaire semble être une seconde nature en médecine. Nous sommes toujours en « guerre contre le cancer », ou en train de « combattre » les maladies cardiaques, la maladie d’Alzheimer et le SIDA. Mais cette façon de penser n’est devenue courante en médecine qu’il y a plusieurs centaines d’années, après que le philosophe Francis Bacon a fait valoir que l’objectif de la science devait passer de ce qu’il avait été – « l’étude de la nature » – à la très pratique « conquête de la nature ». Très vite, les médecins ont parlé de « conquête » de la maladie, avec des « remèdes miracles ». Nous avons de plus en plus abandonné l’esprit hippocratique initial de la médecine en tant que prolongement de la nature, qui impliquait de travailler avec elle, en allié, dans la mesure du possible – non pas pour conquérir, mais pour guérir, souvent avec l’aide des propres capacités de guérison du patient. »
Cette « nature », dont parlait Bacon, on sait beaucoup mieux aujourd’hui de quoi elle est faite qu’à son époque. Dans le cas du corps humain, on découvre des milliers de réactions biochimiques dans la moindre cellule de notre corps, sans parler de toutes ces autres molécules qui circulent hors de ces cellules et qui alimentent d’incalculables boucles de rétroaction qui font de notre corps un système dynamique d’une complexité sidérante. Ajouter à cela tous les microorganismes qui vivent en nous, la plupart en harmonie dans ce qu’on appelle maintenant notre « microbiote ». Ou encore, comme dans le cas de cette pandémie, un coronavirus nouveau qui arrive dans tout ça. Où va-t-il se fixer ? Sur quelles protéines de nos cellules ? Que va-t-il activer alors comme seconds messagers à l’intérieur de la cellule ? Quelle réaction inflammatoire va-t-il déclencher ? Sera-t-elle de l’ordre de la « tempête » (autre métaphore…) comme avec les cytokines chez certains patients au stade avancé de la maladie ? Y aura-t-il des répercussions jusqu’aux gènes, comme on l’apprenait récemment pour la perte d’odorat associée à la Covid. On a, et on aura, toujours des réponses très partielles à ces questions.
Ce que je voulais simplement rappeler ici, et cela vaut tout autant pour les autres maladies, a fortiori le cancer, c’est qu’il est bien illusoire de penser gagner quelque guerre que ce soit dans le contexte d’une telle complexité. Hippocrate l’avait justement pressenti, et le serment qui porte son nom que font les médecins rappelle l’importance de ne pas nuire au patient et de lui laisser le soin d’un consentement libre et éclairé. Or on voit ici le problème avec la métaphore militaire qu’adopte en général la médecine moderne. Les médecins et les scientifiques deviennent des soldats qui doivent suivre les ordres d’en haut sans poser de questions. Le problème, c’est que la science est exactement le contraire de cela. C’est un mode de questionnement permanent à partir de données disponibles et de modèles pour les interpréter. C’est un travail collectif d’échange de perspective où le doute est une vertu qui reflète la complexité des aspects du réel qui sont étudiés.
Il y a bien quelques maladies que l’on semble avoir vaincues, notamment à l’aide de vaccins. Mais pour l’immense majorité des agents pathogènes, on doit apprendre à « vivre avec » comme le disait récemment Theresa Tam, la cheffe de la santé publique du Canada, à propos de la Covid. Et pour ça, il y a ce qu’on appelle la médecine, dont le seul combat important à l’heure actuelle serait peut-être de rappeler qu’elle est là pour donner des soins, pas la guerre !
Comme le rappelait aussi Alissa Wilkinson dans un article intitulé « Pandemics are not wars. There are better metaphors to describe what’s happening right now » en avril 2020, une diversité de métaphores est souvent nécessaire pour rendre compte d’un sujet complexe comme le cerveau ou la pandémie de Covid-19. Pour n’en évoquer qu’une, celle d’un équilibre écologique perturbé en serait une pas mal préférable à la guerre. D’autant plus qu’elle renvoie autant aux multiples perturbations d’un fragile équilibre interne causé par un pathogène, qu’à des activités humaines de destruction des habitats naturels qui sont à l’origine de plusieurs pandémies.
Pour finir, j’emprunte à la conclusion de l’article de Wilkinson qui résume aussi très bien l’idée générale de ce billet:
« In truth, metaphors are inescapable. We’re going to keep using them because they give us a way to imagine the world. They are a kind of grammar our brains rely on to operate. But that grammar is limiting nonetheless.
We’re less limited in which metaphors we choose. And so, while the war metaphor may have some use, it would be wise for us to expand our thinking and the language we use to express it. There’s no reason we have to stick to just one metaphor, regardless of what certain politicians might prefer. […]
We also need to maintain a healthy sense of skepticism when we’re confronted with a particular metaphor every day. Is it the only way to address the issue at hand? Are we flattening the problem in ways that benefit some people over others, or that lead us toward harmful conclusions? »
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