lundi, 15 juin 2020
Nous versus Eux : notre espèce a-t-elle de l’avenir ?
C’est ce mercredi 17 juin prochain à 19h qu’aura lieu la 10e et dernière séance du cours Notre cerveau à tous les niveaux commencé en octobre dernier en collaboration avec l’UPop Montréal. Cette séance sera donnée en ligne sur la plateforme Zoom grâce au lien https://us02web.zoom.us/j/87430378790 et tous les détails pour se connecter sont dans l’événement Facebook de cette séance qui s’intitule « Moi » conscient versus motivations inconscientes : notre espèce a-t-elle de l’avenir ? Après avoir donné la semaine dernière un aperçu de l’opposition conscient versus inconscient, j’aimerais conclure cette semaine avec un exemple du genre de question que la démarche de ce cours permet peut-être d’éclairer sous un jour nouveau. Cette démarche, je le rappelle, tentait d’aborder la complexité de la pensée humaine à partir de l’histoire évolutive de notre système nerveux et de sa longue construction par niveaux d’organisation. Que nous permet-elle de dire par exemple sur les violences raciales et le racisme systémique qui éclate une fois de plus au grand jour depuis quelques semaines ? Se pourrait-il que ce long parcours qui nous a mené des molécules aux biais inconscients, en passant par la grammaire de base du système nerveux, son organisation générale et son activité dynamique nous permette d’apporter une contribution originale aux analyses déjà proposées par les sociologues, les criminologues, les psychologues et tous les militant.es qui s’intéressent à cette question depuis des décennies ? Je n’écrirais pas ce billet et ne ferais pas ce métier si je pensais que non…
Et ce métier en est un surtout de passeur, c’est-à-dire de trouver et de rendre accessible au plus grand nombre ce que des scientifiques qui passent leur vie à essayer de comprendre certains aspects de notre système nerveux ont découvert d’utile à son sujet. Et l’un de mes favoris demeure le primatologue, endocrinologue et neurobiologiste américain Robert Sapolsky. Et je ne suis pas le seul, puisqu’un autre « passeur », de haut niveau celui-là puisqu’il a aussi été chercheur, Deric Bownds, ressortait il y a quelques jours sur son blogue une réflexion de Sapolsky parce qu’il la trouvait d’actualité. Comme cette question du « Nous » versus « Eux » était déjà dans le plan provisoire que j’avais placé sur le site de l’UPop Montréal pour cette séance #10, je me contenterai de résumer ce qu’en disait Sapolsky en 2016 avec toute la clairvoyance et l’éloquence dont il est capable.
Il commençait par avouer qu’une des choses qui le décourageait le plus à propos des humains était à quel point nous étions prompts à dichotomiser le monde en deux clans : Nous et Eux. De tout temps et de toutes cultures, les humaines considèrent qu’il y a les nôtres et qu’il y a les autres. Sapolsky rappelait ensuite toutes ces données issues de l’imagerie cérébrale qui montrent qu’une structure de notre cerveau appelée amygdale, qui a beaucoup à voir avec la peur, l’anxiété et l’agressivité, devient automatiquement plus active lorsqu’on regarde un visage épeurant. Mais ce qu’il trouve particulièrement décourageant en tant que neurobiologiste, ce sont ces résultats solides et répliqués par des équipes indépendantes qui suggèrent que l’amygdale peut aussi s’activer davantage lorsque nous regardons simplement le visage de quelqu’un d’une autre origine ethnique que la nôtre. Simplement voir un visage d’une autre couleur que le nôtre pourrait donc générer une méfiance et nous faire classer cette personne comme un « Autre » menaçant. C’est plutôt préoccupant comme résultat.
Mais très vite, raconte Sapolsky, d’autres études ont montré que le tableau, comme souvent quand il s’agit du vivant, était plus compliqué que ça. Entre autres parce que l’équation « peau d’une autre couleur = activation de l’amygdale = peur de l’Autre » peut être modifiée par l’expérience, par exemple les personnes plus ou moins diversifiées en termes d’origine ethnique que l’on a côtoyé durant notre vie. Car l’une des façons les plus efficaces de réduire l’activation de l’amygdale, plusieurs études d’imagerie l’ont montré, c’est de penser l’autre en terme d’individu particulier, et non pas comme un membre quelconque d’un groupe donné. Le fait de considérer quelqu’un comme un individu particulier, peut-être pas nécessairement comme un.e ami.e, mais comme un humain comme nous se posant sans doute les mêmes questions et faisant face aux mêmes difficultés de la vie, contribue grandement à dissiper cette catégorisation entre Nous et Eux qui biaise automatiquement notre jugement sur autrui.
Car pour Sapolsky, il est fort possible qu’il s’agisse là d’une prédisposition évolutive profondément ancrée dans notre cerveau. Mais ce qui ne semble pas du tout « hard-wired », donc aisément modifiable avec la pratique, c’est le choix des personnes que nous allons inclure dans nos catégories « Nous » et « Eux ». Voilà pourquoi Sapolsky pense que l’éducation peut avoir un effet important sur les mentalités, en expliquant par exemple comment on peut déjouer nos prédispositions xénophobes en considérant avant tout les autres comme des individus avec une vie de famille, des ami.es, des intérêts divers, etc., exactement comme nous. Mais cet optimisme, Sapolsky le tempère aussitôt en disant qu’il ne croit cependant pas que ce seront des leaders politiques, religieux ou culturels qui vont nous amener spontanément dans cette direction (la division leur est trop favorable, comme on le sait trop bien…).
Tout cela nous ramène à la morale de cette longue histoire, celle de ce cours qui a tenté de résumer celle des êtres humains, à savoir si notre espèce a de l’avenir. Ou, à tout le moins, si le fait de mieux comprendre comment fonctionne notre « corps-cerveau » peut aider à améliorer le monde ? Comme je l’avais fait dans ce billet de septembre 2018, j’ai envie de finir en laissant encore une fois la parole à Sapolsky, parce que le langage, même s’il n’est que l’écume de notre inconscient qui nous trompe bien souvent, demeure, lorsqu’il est bien utilisé, un moyen efficace et beau pour influencer notre corps-cerveau :
« Eventually it can seem hopless that you can actually fix something, can make things better. But we have no choice but to try. And if you are reading this, you are probably ideally suited to do so. You’ve amply proven you have intellectual tenacity. You probably also have running water, a home, adequate calories, and low odds of festering with a bad parasitic disease. You probably don’t have to worry about Ebola virus, warlords, or being invisible in your world. And you’ve been educated. In other words, you’re one of the lucky humans. So try.”
– Robert Sapolsky, Behave (2017)
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