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lundi, 3 février 2025
L’héritage de Frans de Waal sur la « nature humaine » inspire (enfin) la sociologie

Je viens d’apprendre le décès, en mars dernier à l’âge de 75 ans, du grand primatologue Frans de Waal. Triste nouvelle que la disparition de ce chercheur et vulgarisateur hors pair de sa discipline. Il aura tant fait pour montrer que, contrairement à une conception de la nature humaine comme d’abord foncièrement égoïste telle que promulguée par le philosophe Thomas Hobbes par exemple, la moralité humaine n’est pas qu’une mince couche culturelle mais a au contraire des racines évolutives profondes qui puisent dans l’empathie et la réciprocité dont font abondamment preuve les autres primates, et même les autres mammifères. La citation de de Waal que je cherchais ce matin dévoile en effet une « nature humaine » plus complexe et nuancée. C’est l’idée que l’humain, avec son cerveau trois fois plus volumineux que ses plus proches cousins actuels, le chimpanzé et le bonobo, peut être à la fois plus agressif que le premier (qui peut se mettre à plusieurs pour tuer un membre isolé d’un autre groupe) et à la fois plus altruiste que le second (réputé pour régler des conflits avec des relations sexuelles). Avec le dérive actuelle d’une oligarchie techno-fasciste chez nos voisins du sud, beaucoup se questionnent avec raison sur cette « nature humaine » actuellement. C’est donc là-dessus que je voulais écrire un peu ce matin, sur ce que des disciplines comme l’éthologie ou la primatologie peuvent apporter à cette compréhension.

Je commencerais par cette citation de de Waal, trouvée sur sa fiche Wikipédia, et qui résume bien la tendance que les sciences comparatives du comportement entre les espèces ont mis de plus en plus en évidence, soit l’absence d’une coupure nette entre nous est les autres espèces, malgré l’écran de fumée du langage parlé, de nos cultures si diversifiées et de nos technologies débridées. Elle est tirée de son livre The Age of Empathy:

« Nous commençons par postuler des frontières nettes, telles qu’entre les humains et les grands singes, ou entre les grands singes et les singes, mais avons en fait affaire à des châteaux de sable qui perdent beaucoup de leur structure lorsque la mer de la connaissance les recouvre. Ils se transforment en collines, nivelés de plus en plus, jusqu’à ce que nous revenions là où la théorie de l’évolution nous mène toujours : une plage en pente douce. »

Cela rejoint la pensée du primatologue québécois Bernard Chapais dont j’avais parlé ici au sujet de son important ouvrage Lien de sang. Chapais rappelle en effet souvent qu’on sait maintenant que l’espèce humaine n’a rien inventé : outils, culture, communication à travers diverses formes de langage, politique, tromperie, réconciliation, soucis esthétique, deuil, etc., tout ça a pu être identifié en germe dans de nombreuses autres espèces. Mais l’être humain a pu « pousser » chacune de ces manifestations comportementales très loin, et ce, autant pour rendre nos rapports plus harmonieux que belliqueux.

Je parle de tout ça dans une présentation intitulée « L’être humain, un drôle d’animal », que j’ai souvent faite depuis quelques années devant différents publics, mais que je suis en train de mettre à jour à partir de ce que je découvre dans le très inspirant ouvrage « Les structures fondamentales des sociétés humaines » (2023), du sociologue français Bernard Lahire. Ce qui est remarquable dans la démarche de ce sociologue, c’est cet appel à ses collègues souvent très centrés sur les particularismes et l’incroyable diversité culturelle des sociétés humaines, de prendre de la distance pour mieux distinguer les invariants sur lesquels chaque société brode culturellement ses propres motifs. Et pour ce faire, Lahire prône non seulement la comparaison inter-sociétés mais aussi et surtout inter-espèces.

Le passage suivant, tiré de la page 486 du livre (version pdf qui est la mienne), résume bien cet ambitieux programme de recherche :

« En effet, la question n’est pas de savoir quelle est la part d’inné et d’acquis, de contrainte ou de déterminisme génétique et de contrainte ou de déterminisme culturel, dans tel ou tel comportement social, mais de savoir en quoi l’espèce humaine, en tant qu’elle est le produit d’une longue histoire des espèces vivantes, est, par ses caractéristiques biologiques propres (altricialité secondaire, partition sexuée, grande longévité, uniparité, etc.), d’emblée porteuse de contraintes sociales qui vont peser très lourdement sur l’ensemble de son histoire culturelle. »

Je n’ai plus le temps et l’espace dans ce billet de blogue pour élaborer sur les phénomènes (et bien d’autres!) mentionnés dans la parenthèse de la citation précédente et qui ont tous eu un impact important sur l’organisation sociale de notre espèce. J’aurai sans doute l’occasion d’y revenir quand j’aurai fini la lecture du livre de Lahire et l’intégration de ces données dans mes conférences. Mais j’en parle déjà quand même pas mal dans mon livre, notamment à la fin de la 2e rencontre, en survolant les facteurs très intriqués de l’accroissement du volume cérébral durant l’hominisation. Et j’y reviens à la 12e, en questionnant les implications de cette nature humaine « à géométrie grandement variable » selon le contexte et les normes sociales qui peuvent nous tirer autant vers le meilleur que vers le pire. Je pense par exemple à cette section que je tenais à mettre dans le livre sur tous ces travaux qui montre comment le pouvoir, en particulier le pouvoir excessif des milliardaires, éloigne les riches de leur humanité. C’est très bien documenté, au point où la revue The Atlantic titrait un de ses articles sur la question en 2017 : Power Causes Brain Damage. « Food for thought », comme on dit, en ces temps troubles…

Je laisse le dernier mot à Frans de Waal, tiré de cet article qui résume évoque toute la richesse de ses travaux et de sa pensée :

“Civilization is not some outside force: it is us. No humans ever existed without biology, nor any without culture. And why do we always consider our biology in the bleakest possible light? Have we turned nature into the bad guy so that we can look at ourselves as the good guy? Social life is very much part of our primate background, as are cooperation, bonding and empathy. This is because group living is our main survival strategy.”

* * *

En terminant, et pour offrir justement plusieurs occasions de réfléchir sur tout ça, je vous signale le lancement de la session Hiver-Printemps de l’UPop Montréal qui aura lieu à 19h mardi le 11 février prochain, à la librairie indépendante La Livrerie, à Montréal. Outre la traditionnelle présentation rapide de chaque cours par les professeurs, histoire de s’en faire une idée, on projettera ensuite le film « Amazonie, à la rencontre des gardiens et des gardiennes de la forêt » (2024), en présence du réalisateur Santiago Bertolino et de la protagoniste principale du film, Marie-Josée Béliveau.

Et petit scoop en ce qui me concerne, après le 2e lancement de « Notre cerveau à tous les niveaux » qui s’était tenu dans le cadre de l’UPop le 20 novembre dernier, j’annoncerai ce soir-là une autre activité un peu spéciale en rapport avec mon livre, dont la forme sera un peu spéciale et inspirée directement de l’ouvrage. Donc on se voit le 11 février pour le dévoilement de ce projet « d’accompagnement » du bouquin, qui sera ensuite publicisé ici est sur les réseaux de l’UPop Montréal !

De la pensée au langage, L'émergence de la conscience, Le bricolage de l'évolution | Pas de commentaires