lundi, 17 octobre 2022
Ébauche d’un petit conte sur la beauté et la complexité de notre cerveau
Je savais que ça arriverait. Que le milieu de mon automne risquait d’être pas mal chargé. Parce qu’à mon travail constant sur le livre s’ajoutent des engagements de cours et de conférences qui se concentrent ces semaines-ci, et même des nouveaux trucs à préparer en vue de la session d’hiver. Résultat : un texte promis hier n’a pas été fait parce que les couleurs de l’automne étaient trop belles et qu’on ne peut insister ici (ou là) sur les bienfaits de la nature sur notre corps-cerveau et ne pas en profiter pleinement soi-même au moins le week-end ! Et parce que la fragile mécanique de l’objet le plus complexe de l’univers dont on a tous et toutes un exemplaire entre les deux oreilles ne mérite pas d’être stressé et donc abimé par le rythme de fou que nous impose ce système capitaliste productiviste non moins fou. Et à plus forte raison quand le texte à écrire était l’ébauche d’une brève intervention faisant l’éloge de cette complexité et de cette fragilité, à soumettre pour un cabaret mariant conte et science ! Voilà pourquoi je joins ici l’utile à l’agréable (en fait, je l’espère…) en rédigeant en guise de billet de blogue ce matin une première ébauche de ce projet. Question de remplir mes engagements tant ici qu’ailleurs en cet automne chargé, mais sans succomber à l’absurde et néfaste à tout point de vue surcharge de travail ! 😉
Vous avez donc tous et toutes un exemplaire unique de cet objet le plus complexe de l’univers connu, le cerveau humain. Oubliez les ordinateurs actuels les plus puissants qui envoient des véhicules sur Mars, nous dévoilent les beautés cosmiques avec le télescope James Webb, mettent en évidence le boson de Higgs ou permettent d’envoyer des drones tuer du monde à l’autre bout de la planète. Non, vraiment, ces réussites technologiques ne sont rien à côté de ce bol de Jello de 1,4 Kilo que vous avez entre les deux oreilles !
Du Jello, faut s’entendre… En terme de consistance, l’analogie est bonne, mais pas en terme de forme ou de complexité ! Parce qu’il n’y a pas de moule à Jello capable de reproduire les circonvolutions de notre cortex cérébral. Si notre cortex a tous ces plis et replis, c’est qu’il est avant tout une surface. Une surface de 2-3 millimètres où se concentrent énormément de neurones, notre fameuse « matière grise ». Cette surface, si on la dépliait, aurait environ la taille d’une grande page de journal. Comment faire alors pour rentrer ça dans notre petit crâne ? En la chiffonnant, bien entendu ! Ce chiffonnage s’est toutefois opéré très progressivement tout au long de l’évolution, la souris ou le rat n’ayant par exemple pas un pli sur le cortex, leur surface corticale n’étant pas assez importante pour nécessiter ces pliures.
En passant, on n’a pas le temps de raconter cette longue histoire ici, mais vous saviez que vous et votre cerveau aviez un « certain âge » ? Eh oui, je suis heureux de vous rappeler que vous êtes né.es il y a 13,8 milliards d’années ! Comment ça ? Ben parce qu’on est tous et toutes le fruits d’une triple évolution : une évolution cosmique qui a permis aux atomes qui constituent votre cerveau et votre corps de se construire dans le cœur des étoiles; une évolution chimique qui a commencé sur la Terre peu de temps après sa formation il y a 4,5 milliards d’années et qui a permis par les réactions chimiques d’assembler ces atomes pour former les molécules complexes qui nous constituent; et finalement une évolution biologique qui a permis l’émergence et l’évolution de la cellule vivante, cette petite usine chimique qui passe son temps à se réparer et à produire les constituants qui… servent à la produire !
Parce que, il faut le dire, on fait face à un défi de tous les instants, nous, les êtres vivants : le désordre ! Le désordre, ou l’entropie, ou encore le 2e principe de la thermodynamique qui veut que dans un système clos, tout tend vers la désorganisation, qu’une cathédrale deviendra une ruine de cathédrale un millénaire plus tard si on ne s’en occupe pas, mais qu’une ruine ne formera pas spontanément une cathédrale… Enfin, vous voyez le principe… Tout ça pour dire que les plantes parviennent à se reconstruire constamment directement grâce à l’énergie solaire, parce qu’elles ont de la chlorophylle qui lui permet de faire de la photosynthèse, d’aller chercher les atomes de carbone dans le CO2 de l’air et de se bâtir avec ça. Nous, les animaux, on n’a pas le teint vert (sauf parfois les lendemains de veille…), et donc on n’a malheureusement pas de chlorophylle, donc on doit percevoir notre environnement et surtout s’y déplacer pour y trouver des molécules végétales ou animales déjà constituées et qui contiennent le carbone et l’énergie dont on a besoin, nous aussi, pour nous maintenir en vie.
Et là, mine de rien, je viens de vous dévoiler l’origine des systèmes nerveux, c’est-à-dire cette boucle sensorimotrice qui nous permet de percevoir et de se mouvoir dans le monde ! Ensuite, le reste, les mathématiques, la poésie ou la politique, c’est du bonus, c’est venu après. Parce que si on regarde un cerveau de chimpanzé, notre plus proche cousin, comparé au nôtre, deux choses nous sautent aux yeux. D’abord la taille : pour une masse corporelle comparable, notre cerveau est trois fois plus volumineux ! Et ensuite, grâce à toutes sorte de techniques d’imagerie cérébrale dont je vous ferai grâce ici, on se rend compte que ce ne sont pas les régions sensorielles ou motrices du cortex qui ont pris le plus d’expansion durant l’évolution des primates, mais bien les régions dites « associatives », celles qui permettent de faire des liens entre nos neurones sensoriels et nos neurones moteurs. Et des comme ça, on en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup, beau-coup ! Ce sont eux qui vont créer ce vaste « espace mental » qui est le propre de l’être humain et qui nous permet, entre autre, de comprendre les histoires qu’on nous raconte. De nous en faire des images mentales, des simulations, des projections. Bref, d’inventer des mondes et des objets nouveaux, une tendance lourde chez l’être humain…
Mais on en a combien de ces fameux neurones dans notre cerveau, allez-vous me demander ? Au dernier décompte, on parlait de quelque chose comme de 86 milliards de neurones dans chaque cerveau humain. 86 milliards de neurones qui vont recevoir 100, 1 000, 5 000, parfois jusqu’à 10 000 connexions d’autres neurones ! Et là, je me suis livré à un petit calcul. Si on prend un nombre plutôt conservateur de 1000 connexions par neurone, ça ferait donc environ 86 000 milliards de connexions. Qu’est-ce que ça mange en hiver des gros chiffres comme ça ? Pour vous donner une première idée, savez-vous combien ça prend de temps compter jusqu’à un million en y allant avec un chiffre par seconde ? Ça prend environ 11 jours ! Et un milliard ? 32 ans et demi !! Alors j’ai fait un petit calcul au résultat étonnant. Je me suis demandé combien de temps ça représentait 86 000 milliards de secondes. Vérification faite, ça équivaut à environ… 2,7 millions d’années ! Donc pour compter toutes les connexions nerveuses qu’il y a dans votre cerveau à raison de une par seconde, il aurait fallu commencer un peu avant l’apparition d’Homo habilis, le premier représentant du genre Homo il y a 2,5 millions d’années ! On l’imagine alors, découvrant qu’il peut aiguiser un silex en le frappant avec une autre pierre, au rythme de un coup par seconde… tchak… tchak…. tchak… Et c’est seulement maintenant, à l’instant même, qu’il finirait de compter les connexions nerveuses qu’il y a dans son cerveau ! Il serait sans doute bien content d’avoir enfin fini et sa lance serait sans doute aiguisée en criss, si vous me passez l’expression…
Tant qu’à être dans la folie des grandeurs, j’ai une autre question pour vous. Si je mets mes deux poings l’un en face de l’autre comme ça, et que je vous dis que ça représente une connexion nerveuse, qu’on appelle aussi une synapse, quelle serait alors la taille « à l’échelle » du cerveau humain qui irait avec ça ? Grand comme la pièce ici, comme toute la bâtisse, tout le coin de rue ? Non. J’ai fait encore une fois un petit calcul et ça m’a donné autour de 40 kilomètres ! 40 kilomètres, ça c’est environ la distance d’un bout à l’autre de l’île de Montréal. Ça veut dire que si vous partez de Terrebonne à l’est et que vous roulez pendant une bonne demi-heure pour vous rendre à Sainte-Anne-de-Bellevue complètement à l’ouest, ben vous verriez tout le long de la route des poings comme ça qui se regardent, c’est-à-dire des connexions nerveuses, des connexions nerveuses, et encore des connexions nerveuses… Et pas seulement en direction est-ouest, en direction nord-sud aussi, et 40 kilomètres vers le haut aussi, parce que le cerveau est une sphère en trois dimensions, faut pas l’oublier !
Deux petites choses encore tant qu’à être dans les chiffres impressionnants à propos du cerveau. Vous savez que les neurones sont des cellules comme les autres, mais des cellules spécialisées pour transmettre très rapidement des messages d’un endroit à un autre. Pour ça, ils ont développé deux types de prolongement le long desquels va circuler l’influx nerveux : les dendrites et l’axone. Je vais vous montrer ça avec un modèle de neurone que j’ai toujours sous la main, c’est le cas de le dire, puisque c’est… ma main ! En effet, si je tiens ma main avec les doigts écartés comme ça, chaque doigt représenterait des dendrites, qui habituellement reçoivent le signal d’autres neurones; ma main représenterait le corps cellulaire du neurone, où toutes les petites excitations reçues vont par exemple converger; et mon bras représenterait l’axone qui peut être très long et sur lequel va être déclenché un influx nerveux par exemple si notre corps cellulaire a reçu suffisamment de stimulation d’autres neurones. Et c’est comme ça que les neurones vont pouvoir s’exciter mutuellement et se transmettre de l’information. Or si on mettait bout à bout tous ces petits câbles, tous les dendrites et les axones, on a estimé qu’on pourrait faire plus de 4 fois le tour de la Terre avec le contenu d’un seul cerveau humain !
En terminant je voulais vous laisser sur deux métaphores à propos du cerveau. Et non, ce n’est pas l’ordinateur, surtout pas ! L’idée que notre cerveau fonctionne « comme un ordinateur », ça marche peut-être de façon très superficielle, mais l’ordinateur n’a pas de corps à garder en vie, et ça empêche très vite cette métaphore de bien fonctionner. J’en aurais long à dire là-dessus, et vous pourrez aller voir sur mon site web et sur mon blogue au www.lecerveau.mcgill.ca ou en tapant simplement « le cerveau » sur Google pour trouver pas mal d’affaire que j’ai écrit là-dessus.
Non, l’une des meilleures métaphores pour notre forêt de neurone, ben c’est justement… une forêt ! Une forêt où chaque arbre représente un neurone, avec ses branches qui forment les dendrites, le tronc qui tient lieu de corps cellulaire, et la plus longue racine qui va profondément dans la terre serait l’axone qui s’en va vers d’autres neurones de l’autre côté de la colline… ou de la circonvolution cérébrale voisine ! La prochaine fois que vous irez marcher en forêt, imaginez-vous donc qu’on vous a rendu minuscule et que vous êtes en train d’explorer la forêt neuronale de votre propre cerveau… Vertiges garantis !
Et tant qu’à être dans la forêt, si vous croisez un ruisseau qui dévale une bonne pente, arrêtez-vous un moment pour le contempler. Et dites-vous qu’il n’est pas très différent, au fond, de toute l’activité cérébrale globale de l’ensemble de votre cerveau qui vous permet alors de percevoir ce ruisseau ! Parce que l’eau qui coule entre les roches et qui crée plein de remous n’est pas si différente, au fond, de l’incessante activité nerveuse de vos milliards de neurones. Comme elle, l’eau coule et s’agite, mais pas n’importe où : elle doit contourner les rochers et suivre le lit du ruisseau. Tout comme notre activité nerveuse est contrainte par les grands faisceaux d’axones de notre cerveau qu’elle n’a pas le choix de suivre. Mais là où cette métaphore acquière toute sa force, c’est quand on constate qu’elle fonctionne aussi à une autre échelle de temps. Parce que si on revient l’année suivante ou dans dix ans voir notre ruisseau, il ne sera plus tout à fait le même. L’activité de l’eau durant tout ce temps aura déplacé des roches, érodé les rives, de sorte que l’eau suivra un peu un autre chemin. Eh bien, il en des de même de l’activité nerveuse de notre cerveau qui modifie aussi l’efficacité des connexions nerveuse qu’elle traverse, renforçant celle qu’elle stimule souvent, affaiblissant les petites voies moins fréquentées. De sorte qu’à tout moment, ce que fait notre cerveau au fond c’est de se modifier lui-même. D’intégrer ce qu’il vit pour se construire constamment des meilleurs modèles du monde. Comme ce soir ici par exemple où, j’en suis sûr, vous sortirez avec un cerveau un peu différent de celui avec lequel vous êtes entré. Un cerveau peut-être un peu plus conscient de sa beauté, de sa complexité, et de tout ce qu’il nous permet de raconter et de contempler ensemble.
* * *
Il n’y aura pas de billet la semaine prochaine pour les raisons évoquées au début de celui-ci et parce que je donne une conférence justement lundi prochain. De retour, donc, dans deux semaines. D’ici là, n’oubliez pas de faire prendre l’air à vos 86 milliards de neurones en profitant de la belle lumière automnale encore présente… 😉
De la pensée au langage, Du simple au complexe | Pas de commentaires