lundi, 14 juin 2021
Trois niveaux de couplage essentiels pour le langage
Quand on aborde des grands débats comme celui de l’origine du langage ou de son caractère plus ou moins « instinctif », on peut en venir à se poser « la question qui tue », celle qui est encore plus difficile à répondre que la question des origines, mais qui lui est forcément liée : la question du pourquoi. Pourquoi parlons-nous ? Et encore plus largement, pourquoi les individus d’une espèce communiquent-ils, que ce soit par des signaux chimiques, visuels ou olfactifs ? Pour répondre à ce genre de question très large, le bon réflexe est d’adopter une perspective évolutive. Et parfois, il ne faut pas avoir peur de remonter très loin, à des phénomènes fondamentaux comme la vie elle-même. Voici donc un bref aperçu de trois niveaux de couplage essentiels sans lesquels je ne serais pas en train d’écrire aujourd’hui et vous de me lire.
Tout part donc du fait qu’on est en vie, comme une souris ou une simple bactérie. Et surtout qu’on doit le rester dans un monde qui tend vers l’entropie, vers la désorganisation de tout ce qui existe. Ce qui caractérise donc la moindre cellule vivante, c’est qu’elle passe son temps à reconstruire le réseau de molécules qui la définit. Humberto Maturana et Francisco Varela ont appelé ça l’autopoïèse.
On sait aussi que cette cellule vivante, cette unité autopoïétique, est constamment affectée ou perturbée par les fluctuations physico-chimiques de son environnement immédiat. Et que tant que cette unité-là n’est pas détruite par des fluctuations environnementales trop grandes, on peut dire, nous, en tant qu’observateur, qu’il y a une adaptation ou une compatibilité entre cette cellule et son environnement qui deviennent en quelque sorte des sources de perturbation réciproques. Autrement dit, ce qui se passe dans l’environnement influence ce qui se passe dans cellule et vice-versa. Maturana et Varela parlaient de « couplage structural » pour désigner ces changements d’état mutuels et ininterrompus. Et dans le cas des interactions d’une seule cellule avec son environnement, ils parlaient de couplage de premier ordre.
Les couplages de deuxième ordre, eux, apparaissent quand plusieurs cellules demeurent attachées ensemble pour former un organisme multicellulaire. Elles ont alors avantage à communiquer entre elles pour coordonner leur activité. Et leur façon de s’influencer sera essentiellement chimique, par des molécules qu’elles excrètent et qui vont se fixer sur d’autres cellules, les informant ainsi de ce qui se passe un peu dans la première. Ça deviendra plus tard notre système hormonal, mais aussi notre système nerveux. Avec ceci de plus que l’échange chimique, avec les neurotransmetteurs, se fait sur de très petites distances et que c’est plutôt grâce aux fluctuations du potentiel électrochimique de leur membrane, autrement dit aux influx nerveux, qu’un neurone peut transmettre un message très rapidement et spécifiquement à un autre neurone. C’est ce qui va permettre l’avènement de boules sensorimotrices et « d’interneurones » de plus en plus nombreux pour la moduler, amenant l’émergence de comportements de plus en plus élaborés.
L’organisme en entier va par exemple pouvoir se mettre sur le mode recherche de nourriture, ou au contraire sur le mode digestif après en avoir trouvée. Et j’avais survolé ici récemment l’émergence progressive des structures nerveuses qui vont permettre de plus en plus de raffinement dans les comportements des organismes multicellulaires. Et pas seulement ceux reliés à la recherche de ressources et à l’évitement des dangers, mais aussi ceux liés à la reproduction. Parce qu’entretemps est apparue la reproduction sexuée qui va être à l’origine d’un dernier niveau de couplage, les couplages du troisième ordre.
Ils émergent de la nécessité que des individus des deux sexes se trouvent, s’accouplent et restent « couplés » suffisamment longtemps pour prendre soin des jeunes jusqu’à ce qu’ils soient sevrés. D’où encore une fois la nécessité du maintien d’un certain type de couplage comportemental commun pour laisser une progéniture viable et perpétuer ainsi leur lignée. Mais ce qu’on va pouvoir qualifier de couplage de troisième ordre est plus large que ça parce que ça va inclure au fond toutes les interactions sociales. Autrement dit, dès qu’un organisme multicellulaire doté d’un système nerveux établit des relations récurrentes avec d’autres organismes, des couplages de troisième ordre vont se produire.
Certains couplages comportementaux comme ceux liés à la sexualité et aux soins des jeunes vont être transitoires, ne vont durer qu’un moment dans la vie d’un individu d’une espèce donnée. Mais d’autres peuvent durer très longtemps, par exemple chez les insectes sociaux comme les abeilles, les termites ou les fourmis où les registres comportementaux sont définis pour toute la vie : il va y avoir la reine avec tels comportements, les ouvrières avec tels autres, etc. Mais à l’opposé, on peut aussi observer chez d’autres espèces une grande diversité dans le registre des comportements sociaux, dans le rôle des mâles et des femelles dans les soins aux petits, par exemple. Une diversité qui va reposer alors sur les innombrables possibilités de couplages comportementaux qui s’explique par la variété et, dans certaines espèces comme la nôtre, la grande souplesse du système nerveux.
C’est tout cela qu’il faut garder en tête pour bien situer un dernier type de couplage propre à l’humain, un type particulier de couplage du troisième ordre en fait, le couplage linguistique. Parce que l’espèce humaine est tellement immergée dans le langage, si l’on peut dire, que c’est devenu une part importante de notre palette comportementale, de notre façon pour un individu de faire émerger le monde dans lequel il va vivre avec d’autres.
Car si le langage humain n’est qu’une forme de communication sonore parmi d’autres dans le règne animal, c’est une forme hypersophistiquée qui va nous permettre, à travers nos échanges langagiers, d’avoir un accès privilégié aux intentions des autres. Beaucoup de primates reconnaissent leurs congénères comme des sujets ayant des états psychologiques et sont capables de percevoir leurs états affectifs au sens large, en décodant leur expression faciale ou leur posture. Des chimpanzés ou des gorilles ont aussi pu apprendre le langage des signes qu’utilisent les personnes sourdes pour communiquer avec des humains ou entre eux. Cependant, ils ne semblent pas pouvoir en exploiter toute la richesse et les distinctions linguistiques que font les êtres humains, se limitant à utiliser des catégories simples comme classer des objets en comestibles ou non comestibles.
Cela veut dire que les changements cognitifs qui nous ont permis l’avènement du langage humain sont liés à la forte expansion cérébrale qui a eu lieu durant le processus d’hominisation des derniers millions d’années. De multiples événements extrêmement entrelacés et interdépendants ont pu favoriser cette expansion cérébrale comme l’avènement de la bipédie, la naissance prématurée des bébés humains ou la coopération au sein du couple et pour la chasse au gros gibier.
On débouche alors inévitablement sur la question de l’origine du langage que j’ai abordé ici dans Le cerveau à tous les niveaux. C’est un débat qui dure depuis très longtemps avec de nombreux facteurs qui, un peu comme l’expansion cérébrales, ne sont pas mutuellement exclusifs. Même chose pour l’existence ou pas d’un instinct inné pour la parole ? Autre gros débat qui dure depuis des décennies. Comme je le rappelais dans ce billet il y a un an :
« On s’entend en tout cas pour dire que les petits humains naissent avec ce qu’on appelle en anglais « an innate toolkit for learning » (une boîte à outil pour apprendre) qui comprend quelques hypothèses de base sur le fonctionnement du monde à partir desquelles il va pouvoir construire ses savoirs. En fait, les débats portent surtout sur la richesse de cette « boîte à outil ». »
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Avec le retour du Québec en zone jaune aujourd’hui et la perspective d’une rentrée normale à l’automne, je voudrais terminer en vous rappelant que je suis (plus que jamais) disponible pour donner des « Écoles de profs », ces perfectionnements en sciences cognitives que j’offre surtout aux professeurs de cégep du Québec. Conçues depuis 2014 pour être donnée sur une heure, une demi-journée ou une journée entière, ces présentations permettent à des profs de biologie, de psychologie, de soins infirmiers, mais aussi de philosophie ou de psychiatrie, de se mettre un peu à jour en ce qui concerne les avancées récentes dans le vaste domaine des sciences cognitives. J’ai peine à suivre cette effervescence avec mes billets de blogue hebdomadaires, alors imaginez un prof à temps plein avec plusieurs groupes au cégep ! C’est d’ailleurs comme ça que je justifie un peu cette petite « longueur d’avance » que j’essaie de partager avec eux. Alors que vous soyez une dizaine ou une trentaine, du même département ou de disciplines variées (ce qui ajoute souvent à la richesse des échanges), n’hésitez pas à me contacter pour discuter de vos besoins. Il me fera plaisir de créer pour vous des présentations sur mesure à partir du travail de recherche continuel que je suis appelé à faire pour les billets hebdomadaires de ce blogue depuis plus de dix ans maintenant. Merci, donc, de signaler cette offre à toute personne susceptible d’être intéressée!
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