Après nous avoir appuyés pendant plus de dix ans, des resserrements budgétaires ont forcé l'INSMT à interrompre le financement du Cerveau à tous les niveaux le 31 mars 2013.

Malgré nos efforts (et malgré la reconnaissance de notre travail par les organismes approchés), nous ne sommes pas parvenus à trouver de nouvelles sources de financement. Nous nous voyons contraints de nous en remettre aux dons de nos lecteurs et lectrices pour continuer de mettre à jour et d'alimenter en contenu le blogue et le site.

Soyez assurés que nous faisons le maximum pour poursuivre notre mission de vulgarisation des neurosciences dans l'esprit premier d'internet, c'est-à-dire dans un souci de partage de l'information, gratuit et sans publicité.

En vous remerciant chaleureusement de votre soutien, qu'il soit moral ou monétaire,

Bruno Dubuc, Patrick Robert, Denis Paquet et Al Daigen






lundi, 7 juin 2021
Le cerveau, une machine à faire des prédictions… jusque dans ses aires sensorielles !

Parfois, de l’activité nerveuse quelques secondes plus tôt que prévu à un endroit dans le cerveau peut être considéré comme un résultat étonnant qui confirme une idée générale du fonctionnement cérébral ! C’est le cas de l’article dont j’aimerais vous parler aujourd’hui. Mais pour justifier une telle entrée en matière un peu accrocheuse, il va falloir rappeler un peu l’essence de cette conception du cerveau comme une machine à faire des prédictions, puisque c’est de cela qu’il s’agit.

Pour le dire vite, c’est à peu près l’inverse du paradigme qui a dominé les sciences cognitives de la deuxième moitié du XXe siècle. Autrement dit, ce que le cerveau va considérer à tout moment, ce n’est pas tant l’entièreté des inputs sensoriels en provenance du monde extérieur, mais plutôt l’écart, ou l’erreur, que nous signale ces indices sensoriels par rapport aux prédictions ou aux projections que notre cerveau fait constamment sur le monde.

C’est l’idée générale du « predictive processing », un cadre théorique général du fonctionnement cérébral de plus en plus considéré depuis une décennie ou deux. Et pour faire ces prédictions, notre cerveau s’appuie sur des modèles internes construits tout au long de notre longue histoire, à la fois évolutive et développementale. La première a sculpté la forme de notre système nerveux en fonction de l’environnement dans lequel on a évolué. Et la seconde découle d’une autre sculpture, celle de notre expérience du monde depuis notre plus jeune âge qui a renforcé certaines synapses et pas d’autres, sélectionné certains réseaux de neurones et pas d’autres. C’est donc toujours à partir de ces « a priori » que notre cerveau va tenter de comprendre le monde. Des modèles qu’on qualifie aussi de « statistiques » dans le sens où ils se sont construits au fil de nos interactions avec les régularités du monde : les choses qu’on lâche tombent vers le bas ; le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest ; l’eau apaise la soif ; après le vert, le feu de circulation passe au jaune, puis au rouge ; etc.

Cependant, si nos réseaux cérébraux sont devenus capables, souvent après des années d’apprentissage, de formuler des hypothèses fiables quant à ce genre de régularité du réel, le monde reste d’une telle richesse et d’une telle imprévisibilité qu’il arrive quand même qu’on se trompe sur son état. C’est le cas par exemple en météorologie, où l’on est constamment en train de revoir les modèles en temps réel. Et ça va être le cas dans notre cerveau aussi. Car à tout moment, on se rend compte qu’il y a un écart entre les indices sensoriels qui montent dans le système et nos prédictions « descendantes » sur l’état du monde.

Ce que le cerveau va donc chercher constamment à faire pour maintenir le corps qui l’héberge dans un état viable, c’est de réduire cet écart entre nos modèles internes et le monde. Et ça, il va toujours pouvoir le faire de deux façons : soit modifier ses modèles pour qu’ils deviennent mieux adaptés au monde, ce qu’on appelle couramment l’apprentissage; ou bien, si l’on est convaincu que notre modèle est bon, changer le monde pour qu’il s’y conforme, c’est-à-dire agir pour transformer le monde et le rendre plus compatible avec notre modèle. Par exemple, réparer une marche d’escalier pourrie pour plus qu’on trébuche dessus en pensant qu’elle est là, quand on descend sans regarder nos pieds, alors qu’elle est défoncée !

Ce genre d’action qui vise à minimiser les erreurs, c’est ce que des gens comme Karl Friston appellent « l’inférence active ». Dans les deux cas, il s’agit de trouver, ou plus précisément d’inférer, un modèle plus approprié par rapport à des observations sur le monde qui, vu sa complexité et son ambiguïté intrinsèque, diffère souvent de ce qu’on pensait.

Ce qui est important de voir aussi, c’est que chez un individu particulier, la minimisation de l’écart ou de l’erreur sur la prédiction ne se fait pas à un seul endroit dans le cerveau. Parce que notre cerveau est un système complexe comportant de nombreux niveaux d’organisation, c’est à chacun de ces niveaux que la minimisation d’erreur va se faire constamment.

C’est en ayant en tête cette façon de faire générale du cerveau, celle d’utiliser son expérience passée pour générer des prédictions sur des événements futurs, qu’on peut maintenant aborder l’étude de Caroline S. Lee et ses collègues publiée dans eLife en avril dernier. Iintitulé Anticipation of temporally structured events in the brain, elle impliquait 30 sujets qui regardaient six fois de suite le même extrait de 90 secondes d’un film pendant que leur activité cérébrale était enregistrée par un appareil d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. En comparant par la suite l’activité globale du cerveau moment par moment au fil des écoutes répétitives, on a pu montrer que le cerveau des sujets se mettait à anticiper les scènes du film avec les répétitions. Les régions postérieures du cerveau, comme le cortex visuel, anticipaient les événements qui survenaient 1 à 4 secondes plus tard. Celles situées dans la région médiane de 5 à 8 secondes avant les événements. Et la partie frontale du cerveau anticipait de 8 à 15 secondes avant ce qui allait se passer.

Ces résultats montrent que différentes régions de notre cerveau semblent donc travailler de concert pour prédire des futurs plus ou moins rapprochés, révélant ainsi la présence d’une hiérarchie anticipatoire, si l’on peut dire. Voilà donc un phénomène qui nous éloigne encore un peu plus de la vision modulaire traditionnelle du cerveau de la fin du XXe siècle. Cette conception impliquait que certains « modules » traitaient par exemple les inputs visuels ou sonores, et que d’autres systèmes séparés permettaient de solliciter la mémoire pour faire des plans, par exemple. Des résultats comme ceux-ci brouillent toutefois encore un peu plus ces hypothétiques frontières bien définies dans notre cerveau. Au contraire, on découvre de plus en plus que nos régions corticales sensorielles, comme celles pour la vision dans ce cas-ci, peuvent elles aussi anticiper ce qui s’en vient, ne serait-ce que par quelques secondes.

Le bricolage de l'évolution | Comments Closed


Pour publier un commentaire (et nous éviter du SPAM), contactez-nous. Nous le transcrirons au bas de ce billet.