lundi, 8 juin 2020
« Moi » conscient versus motivations inconscientes
Le mercredi 17 juin prochain à 19h aura lieu la 10e et dernière séance de la série Notre cerveau à tous les niveaux entreprise en octobre dernier en collaboration avec l’UPop Montréal. J’avais pensé la faire en plein air, question de se retrouver en personne pour cette dernière, mais les enjeux techniques sont trop lourds et l’on va finalement y aller une dernière fois avec la formule maintenant éprouvée de la présentation en ligne sur la plateforme Zoom (avec ce lien : https://us02web.zoom.us/j/87430378790 ). Pour les personnes qui ne seraient pas familières avec Zoom, tous les détails sont dans l’événement Facebook. La séance aura pour titre « Moi » conscient versus motivations inconscientes : notre espèce a-t-elle de l’avenir ? et sera en quelque sorte une tentative d’intégration de tout ce qui a été vu auparavant dans ce cours. Celui-ci, vous vous en souviendrez peut-être, a une approche « additive » et même « cyclique » : chaque séance construit à partir de la précédente en ajoutant des niveaux de complexité; et la dernière nous ramènera aux questions plus philosophiques posées lors de la première séance sur la nature même de la connaissance. Mais pour cela il faudra, à défaut d’en donner une explication détaillée (ce dont je serais bien incapable), à tout le moins démêler deux concepts fort chargés de connotations multiples : le conscient et l’inconscient ! Je me limiterai dans ce billet à vous faire part du plan de match que j’envisage de vous proposer dans dix jours.
On a vu, au cours des dernières séances, que l’on pouvait prendre des décisions suite à des délibérations et des simulations mentales longues et complexes (séance #7), que l’on pouvait exprimer verbalement des sentiments subtils et nuancés (séance #8), et que l’on pouvait avoir en général un discours logique et cohérent (séance #9). Tous ces phénomènes impliquent des processus que l’on qualifie couramment de « conscients ».
Par ailleurs, on a vu aussi que notre cerveau était capable de prendre dans une seule journée un nombre incalculable de décisions rapides et automatiques (séance #7), qu’il effectuait une surveillance constante de nos états corporels (séance #8), et qu’il générait constamment des hypothèses et des motivations qui s’exprimaient par des comportements (séance #9). Ce genre de phénomènes impliquent pour leur part des processus que l’on rassemble sous le vocable « d’inconscient ».
Devant ces différents sens pour chacun de ces mots, une clarification terminologique s’impose. C’est ainsi que nous verrons d’abord qu’il y a plusieurs sens au mot « conscience » : 1) on peut d’abord parler de son niveau, le fait d’être éveillé et pleinement conscients, par opposition aux situations où la conscience diminue ou disparaît (sommeil, coma, anesthésie); 2) on peut aussi parler du contenu dont on a accès consciemment, que ce soit des pensées ou des perceptions du monde environnant; 3) on peut enfin parler du fait d’être capable de se représenter en tant qu’individu ici et maintenant, d’avoir une conscience de soi. Voilà donc une façon classique de décomposer le problème de la conscience pour y voir un peu plus clair, selon Anil Steth, co-directeur du Sackler Centre for Consciousness Science et éditeur en chef de la revue Neuroscience of Consciousness.
Parallèlement on peut, toujours à la suite d’Anil Seth, clarifier différentes approches épistémologiques (par exemple, sur le type d’explication recherché) qui se sont succédées dans l’histoire récente de l’étude de la conscience. C’est d’abord la question du « où dans le cerveau », avec l’avènement de l’imagerie cérébrale, qui a dominé. Il y eut ensuite la question du « comment », c’est-à-dire par quel mécanisme neuronal devient-on conscient de quelque chose. Et plus récemment, on s’est posé la question du « quoi » qui a donné lieu à des tentatives de cadres théoriques plus généraux.
Et l’on verra que chacune des trois grands sens du mot conscience a donné lieu aux trois grandes interrogations sur « le où, le comment et le quoi ». À propos de la conscience éveillée, on connaît par exemple l’existence de plusieurs groupes de neurones dans l’hypothalamus et le tronc cérébral dont l’activité contribue à l’état de veille. On peut donc répondre un peu à la question du « où », mais très vite on comprend que, comme partout ailleurs dans le cerveau, ces régions s’influencent mutuellement et forment un réseau complexe où l’idée de localisation au sens stricte perd de sa pertinence.
Par ailleurs, la question du « comment » a beaucoup été explorée pour la conscience d’accès par l’étude des oscillations et de la synchronisation des rythmes cérébraux (séance #6). Que ce soit pour lier les différentes propriétés d’un objet (le « binding problem ») ou pour faire travailler ensemble différentes assemblées de neurones lors d’une perception consciente, l’aspect temporel de notre activité nerveuse y est sans doute pour beaucoup. Mais cela ne résout pas de manière satisfaisante la question du « quoi », celle plus large de ce qui est nécessaire pour qu’émerge de la conscience dans un système, et a fortiori la conscience de soi dans un cerveau humain.
Là-dessus on survolera par exemple les travaux d’Antonio Damasio qui, dans son livre Le sentiment même de soi, publié en 1999, développe un modèle pour rendre compte des différents niveaux possibles de la conscience de soi. Le monitoring viscéral (« somatic markers ») permet l’émergence d’un proto-soi, une perception d’instant en instant de l’état émotionnel interne du corps rendue possible, entre autres, par l’insula.
Pour Damasio, une perception du monde extérieur devient consciente (conscience d’accès) quand elle est mise en relation avec ce proto-soi, un processus appelé conscience noyau par Damasio («core consciousness», en anglais), qui correspond à la question «Qu’est-ce que je ressens face à cette scène visuelle, à cette phrase, etc.?». De nombreuses espèces animales pourraient être pourvues de ce sentiment du «ici et maintenant». Finalement, la conscience étendue (ou « autobiographique »), devient possible lorsque l’on peut se représenter ses expériences conscientes dans le passé ou le futur par l’entremise de la mémoire et de nos fonctions supérieures permettant la conceptualisation abstraite.
Je reviendrai aussi deux autres grandes théories rivales sur la conscience, celle de l’espace de travail global (« global workspace theory, ou GWT », en anglais), proposée par le psychologue Bernard Baars et étayée par les neurobiologistes Stanislas Dehaene et Jean-Pierre Changeux, et celle de la théorie de l’information intégrée (« integrated information theory, ou IIT »), proposée par Giulio Tononi et adoptée par plusieurs autres neurobiologistes comme Christof Koch. J’en avais parlé dans ce blogue il y a quelques mois à propos du « défi » que les tenants de deux théories s’étaient lancé à l’automne dernier : six laboratoires (aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Chine) vont mener des expériences avec plus de 500 participants pour tenter de voir laquelle s’accorde le mieux avec les données recueillies. Par exemple, dans l’une des expériences, on mesurera la réponse du cerveau lorsqu’une personne prend conscience d’une image. Le GWT prédit que l’avant du cerveau deviendra soudainement actif, tandis que l’IIT dit que l’arrière du cerveau qui subira une activation. Si les résultats semblent réfuter une théorie, chacun a accepté d’admettre qu’il avait tort – du moins dans une certaine mesure. Comme je l’écrivais dans ce billet, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler la façon classique de faire de la science, mais quand vient le temps d’étudier quelque chose d’aussi complexe et controversé que la conscience humaine, il semble qu’on puisse en arriver là…
Ayant survolé ainsi différentes grandes thématiques de l’étude de la conscience, il faudra rappeler que même si celle-ci pose des défis de compréhension énorme, elle ne constitue pourtant que la pointe de l’iceberg de nos processus cognitifs. En effet, l’immense majorité de ceux-ci se font de manière automatique et inconsciente et constitue donc, pour filer la métaphore, l’essentiel de l’iceberg, sa partie immergée. Car comme le rappelaient Stanislas Dehaene et ses collègues dans un article intitule What is consciousness, and could machines have it? dans la revue Science en octobre 2017, ces processus inconscients majoritaires peuvent comprendre des choses aussi variées que la reconnaissance du visage ou de la parole, l’évaluation de positions au jeu d’échecs, l’analyse syntaxique et même l’extraction de sens d’un discours. Tout cela se produit inconsciemment un peu partout dans le cerveau et ne nécessite aucune mise en commun de l’information (comme l’exige la théorie l’espace de travail global pour les perceptions conscientes).
Pas étonnant dans ces conditions que ce qu’on déclare avec notre langage conscient ne corresponde pas toujours nos véritables motivations qui, elles, échappent souvent à notre conscience. Et de l’expérience de Nisbett & Wilson (1977) à celles de Petter Johansson et Lars Hall (dans les années 2000), on présentera quelques expériences classiques démontrant à quel point nous n’avons pas conscience, la plupart du temps, des motifs qui ont déclenché nos actions. La table sera alors mise pour la morale de cette histoire où nous nous demanderons si notre espèce a de l’avenir. Grande question… sur laquelle je reviendrai lundi prochain, quelques jours avant cette séance #10 !
Au coeur de la mémoire | Comments Closed