lundi, 24 février 2020
Nos perceptions sont façonnées par la possibilité d’actions imminentes
La prochaine séance du cours «Notre cerveau à tous les niveaux» qui aura lieu mercredi le 4 mars prochain continuera de construire sur les bases déjà posées lors des six séances précédentes. Toujours donnée en collaboration avec l’UPop Montréal au café Les Oubliettes, cette séance s’intitule donc « Tout ce qui précède permet de simuler le monde pour décider quoi faire ». On est en effet rendu là, à considérer tout ce qu’on est appelé à faire à chaque instant. Parce que c’est bien beau avoir résumé un peu la longue évolution de notre système nerveux, puis d’avoir évoqué comment quelques neurones, puis des millions, puis des milliards s’assemblent et coordonnent leur activité, reste que ce cerveau n’a pas évolué dans le vide, mais toujours dans un corps qui doit trouver de quoi boire, manger et si possible se reproduire ! Et en faisant tout ça, éviter aussi autant que possible les dangers et autres menaces pour l’intégrité de ce cerveau-corps (que l’on devrait toujours relier par un trait d’union tellement ils sont inextricablement liés, comme on le verra à la séance #8).
Il nous faut donc percevoir dans le monde les ressources ou les menaces potentielles afin d’agir en conséquence : les approcher ou les éviter. Mais comment perçoit-on le monde ? Intuitivement on est porté à croire que certains aspects du monde extérieur, qui semble indépendant de nous qui l’observons, vont stimuler certains de nos sens et rendre possible la perception consciente de ces aspects du monde après un certains nombres de manipulations et de transformations par notre cerveau. Mais les sciences cognitives contemporaines ont, depuis quelques décennies, renversé complètement cette logique qui semble pourtant empreinte de gros bon sens. Comme l’écrivaient Sergei Gepshtein et Joseph Snider dans la revue PNAS en juillet dernier :
« we perceive the world not as an observer-independent reality but in the mold of potential actions, shaped by the current needs and other personal attributes of the actor–perceiver.”
Non seulement ne percevons-nous pas le monde comme une réalité indépendante de nous, mais nos perceptions sont influencées par les actions potentielles qui s’offrent à nous à tout moment, elles-mêmes façonnées par les besoins et autres attributs de cet « acteur qui perçoit ». Il s’agit donc d’une conception totalement incarnée dans le sens où différents corps, que ce soit différents corps humains ou d’autres espèces, ont un registre d’actions possibles qui leur est propre. À partir de là, on va assister à une inversion complète du paradigme ayant dominé tous les débuts des sciences cognitives à partir du milieu du XXe siècle. À savoir que le principal signal qui nous permet de percevoir n’est pas tant ce qui est capté par nos sens et qui « monte » ensuite dans le cerveau, mais plutôt ce qui « descend » ou est projeté sur le monde à partir de nos réseaux cérébraux devenus capables (souvent après des années d’apprentissage) d’anticiper la meilleure hypothèse quant à la nature du réel. Cela, bien sûr, en fonction des indices sensoriels du moment. Mais l’idée nouvelle est que ce qui va être considéré par le cerveau sera plutôt l’écart (ou l’erreur) que nous signales ces indices sensoriels par rapport aux prédictions ou aux projections faites sur le monde par notre cerveau adulte devenu expert dans son environnement habituel. Nous reviendrons sur cet aspect « prédictif » du cerveau dans le prochain billet.
Mais je voudrais cette semaine me servir d’un résultat expérimental récent pour étayer cette idée que nos perceptions seraient influencées par des actions potentielles. J’avais déjà présenté dans ce blogue le concept clé d’affordance permettant de saisir ce phénomène. Mis de l’avant par J.J. Gibson dès 1966, une affordance désigne une opportunité d’action offerte par un objet. Un marteau offre ainsi l’opportunité d’être saisi avec la main au niveau de son manche. Une chaise offre la possibilité de s’asseoir. Ce qu’il y a d’intéressant aussi avec cette notion d’affordance, c’est qu’elle est relationnelle, c’est-à-dire que l’opportunité d’action ne dépend pas de façon absolue des caractéristiques d’un objet, mais des relations possibles qui peuvent être établies entre un objet et un corps particulier. Un arbre, par exemple, n’offre pas les mêmes affordances à un humain qui va s’y protéger de la pluie, à une corneille qui va s’y percher, à un pic qui va y chercher de la nourriture sur le tronc, etc. De plus, un même objet (un arbre par exemple) peut inspirer différentes affordances à un organisme donné (un humain par exemple) en fonction des motivations de ce dernier et/ou du contexte plus général (comme le suggère l’image en haut de ce billet).
Or de nombreux travaux en neurosciences, dont notamment ceux de Paul Cisek et ses collègues dont j’avais parlé dans ce billet et que l’on abordera dans cette septième séance, montrent qu’à tout moment, notre cerveau simule les actions que lui suggèrent les affordances qu’il perçoit. Dans le sens où il y a des populations de neurones qui commencent à augmenter leur activité en vue, éventuellement, de l’augmenter encore davantage pour exécuter véritablement cette action que lui suggérait son environnement. On savait donc que des régions cérébrales appelées « pré-motrices » sont ainsi sollicitées dans nos perceptions courantes, perceptions qui fonctionnent donc beaucoup plus comme l’identification d’affordances plutôt que des caractéristiques physiques des objets (taille, couleur, forme, etc.).
Mais qu’en est-il des régions cérébrales sensorielles elles-mêmes, comme le cortex visuel primaire, par exemple ? Elles ne vont quand même pas être « contaminées » par un signal en provenance des affordances du monde ? Cela irait à l’encontre de leur rôle de capteur « objectif » des propriétés des objets. Et bien c’est pourtant ce que Zakaria Djebbara et ses collègues ont démontré dans une étude publiée dans le même numéro de la revue PNAS déjà cité.
Des sujets munis de lunettes de réalité virtuelles et d’un casque enregistrant leur électroencéphalogramme voyait apparaître des portes de différentes largeurs devant eux (des très étroites, des normales, des larges). Puis le mur devenait vert (auquel cas ils pouvaient traverser la porte) ou rouge (auquel cas ils ne devaient pas s’engager vers la porte). En premier lieu, on a pu observer que le type d’activité nerveuse dans les aires visuelles primaires dépendait d’une affordance liée à la porte : si elle était perçue comme « passable » ou pas. Mais plus intéressant encore, cette dépendance ne se manifestait que lorsque la personne savait qu’elle allait avoir à agir (quand le mur devenait vert).
Ces résultats suggèrent donc que les sujets voyaient les portes différemment, dépendamment de leurs affordances (passable facilement ou pas) et du contexte incitant à l’action ou pas. Autrement dit, pour le dire comme Gepshtein et Snider, ces résultats supportent l’idée que nos perceptions sont façonnées par la possibilité d’actions imminentes.
Dormir, rêver..., Le bricolage de l'évolution | Comments Closed