lundi, 23 février 2015
Trois modèles à revoir en neurosciences
Toute théorie scientifique est constituée de modèles qui permettent de générer des hypothèses vérifiables par l’observation ou l’expérimentation. Ces modèles sont donc sujets à des remises en question si les faits expérimentaux ou les observations ne concordent pas avec ce que prédisent ces modèles. L’actualité récente dans le domaine des neurosciences nous apporte trois exemples de modèles qui vont devoir s’adapter à ce que Kuhn appelait des données « anormales ».
* * *
Le premier concerne l’aire de Broca, une région du cortex frontal traditionnellement associée à la production du langage parlé. Avec l’aire de Wernicke du lobe temporal associée pour sa part à la compréhension des phrases entendues, ils forment un duo de régions dont l’activité cohérente permettait d’expliquer nos fonctions langagières. Cette dichotomie un peu simpliste avait déjà été remise en question puisque l’on sait que d’autres circuits cérébraux sont également impliqués. Et l’on avait aussi compris que le rôle de l’aire de Broca était beaucoup plus complexe que la seule production du langage.
Ce qu’une étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences en février dernier vient toutefois de monter, c’est que l’aire de Broca devient en fait silencieuse au moment où l’on produit les sons associés à un mot ! Elle ne serait donc pas essentielle à la production du langage comme telle (ce que d’autres aires motrices qui l’entourent peuvent sans doute prendre en charge), mais plutôt dans l’intégration et la coordination d’informations en provenance de diverses autres régions du cerveau.
Cette nuance a pu être faite d’une part parce que cette étude a été réalisée avec des patients épileptiques ayant subi une implantation d’électrodes intracrâniennes (une étape avant l’opération chirurgicale qui les attendait), une technique qui permet une grande précision d’enregistrement de l’activité des neurones. Et d’autre part parce que l’on a pu ainsi ne pas se laisser méprendre par l’activation de l’aire de Broca lors d’une conversation, probablement parce que la région est alors en train de préparer les phrases que la personne s’apprête à dire, et non pas parce qu’elle est actuellement en train de prononcer des mots comme on le croyait auparavant.
* * *
Le second exemple porte sur une étude publiée dans Neuroscience & Biobehavioral Reviews qui questionne rien de moins que le modèle dominant à partir duquel on explique l’effet des médicaments antidépresseurs ! Et donc le mode d’action de certains médicaments parmi les plus vendus au monde.
Cette théorie, à laquelle on se réfère depuis près d’un demi-siècle, postule que la dépression est liée à des niveaux anormalement bas de sérotonine, un neurotransmetteur utilisé par certains neurones pour communiquer entre eux. L’effet des antidépresseurs de type inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) est alors expliqué par le fait que ces molécules, en bloquant un mécanisme qui élimine la sérotonine entre deux neurones, permet alors au neurotransmetteur d’y demeurer plus longtemps, et donc de contrer l’effet de sa faible production.
L’effet bénéfique de ces drogues, quand il se fait sentir, prend quelques semaines à se manifester. Mais dans l’intervalle, le moral du patient empire souvent. Ce qui amène les auteurs de cet article à se demander si ces drogues ne retarderaient pas finalement des mécanismes de récupération naturels du cerveau. Selon eux, il y aurait davantage de sérotonine de relâchée et d’utilisée durant les épisodes dépressifs (des données qui ne peuvent être obtenues que par des mesures indirectes, d’où la controverse).
Ils pensent donc que la sérotonine pourrait au contraire aider le cerveau à s’adapter à la dépression en réorientant ses ressources vers ce qu’on pourrait appeler des « pensées conscientes », au détriment d’autres processus moins conscients. La dépression, même si toujours douloureuse et difficile, serait alors considérée comme une adaptation bénéfique de l’organisme à sa situation. Adaptation ayant ses propres mécanismes de résolution dans le cerveau. Et une position qui ouvre un débat pour le moins important.
* * *
Finalement, on connaissait déjà notre rythme circadien, celui qui oscille autour de 24 heures et rythme notre cycle d’éveil et de sommeil en se synchronisant avec la lumière du jour, grâce entre autres à une petite région de notre cerveau appelé noyau supra-chiasmatique. Voilà que des recherches menées depuis quelques années, notamment par l’équipe de Kai-Florian Storch, de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas à Montréal, montrent que nous avons aussi des rythmes dits « ultradiens ».
Ces rythmes plus courts d’environ 4-5 heures sont moins évidents à observer parce que pour ainsi dire masqués par le rythme circadien. Mais ils n’en seraient pas moins importants pour l’équilibre de l’organisme, générant par exemple des cycles dans la production de dopamine dans le cerveau, un neurotransmetteur associé à l’action qui mène à une récompense. Ainsi, des repas à heures fixes, un comportement culturel qui s’est maintenu au cours de l’évolution, découlerait de ces rythmes ultradiens. D’où les effets néfastes sur l’organisme des repas pris à n’importe quelle heure ou du décalage horaire qui produit un peu le même effet pour l’organisme. Sans parler des rôles possibles de ces rythmes dans la schizophrénie ou les troubles bipolaires.
Bref, à la lumière de ces quelques exemples, on peut dire que la seule chose qui est à peu près certaines en science, et particulièrement en neuroscience, c’est que les choses s’avèrent toujours moins simples qu’on ne l’avait cru…
Brain’s iconic seat of speech goes silent when we actually talk
The science behind commonly used anti-depressants appears to be backwards, researchers say
Une seconde horloge biologique rythme notre quotidien
De la pensée au langage, Dormir, rêver..., Les troubles de l'esprit | 1 commentaire
À propos de l’aire de Broca et du langage, cet article récent :
An informative genetic grammatical impairment – the biological basis of language
A fascinating article from van der Lely and Pinker:
http://mindblog.dericbownds.net/2015/02/an-informative-genetic-grammatical.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+Mindblog+%28MindBlog%29